Le mur du Docteur Pierre

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Information dentaire

Jean-Pierre Fournier - SFHAD (Société Française d’Histoire de l’Art Dentaire)

Des murs : du général au particulier

Lorsque Hadrien commande à ses légionnaires d’ériger, au nord de la province de Bretagne, un mur d’environ 100 km pour protéger l’Empire des invasions Pictes, il n’envisage pas – et pour cause – que quelques siècles plus tard cet édifice sera inscrit à l’inventaire du patrimoine mondial par l’Unesco. Il est douteux qu’un sort identique soit réservé dans quelques siècles au mur de la frontière américano-mexicaine que l’administration Trump est en train de tester du côté de San Diego. Les murs à finalité séparative peuvent aussi terminer leur vie chez des collectionneurs, tels les morceaux de celui de Berlin.
 
Tous les murs n’ont pas cette triste fonction, et l’ouvrage de maçonnerie vertical dont l’utilité première est la construction d’un abri, peut aussi avoir une vocation cultuelle, et l’on songe à Jérusalem ; ou bien ludique, et les Basques ne se sont pas privés d’en varier les formes pour y jouer à la pelote.
 
Le mur qui a retenu notre attention, est celui situé à Puteaux, dans les Hauts de Seine, 42 avenue du Président Wilson, à la lisière du quartier de la Défense. La surface en pignon d’un immeuble de cinq étages nous montre une publicité pour une pâte dentifrice dite du « Docteur Pierre », avec un portrait géant de son créateur (fig. 1). Cette technique, si l’on se réfère au Traité Pratique de la Publicité (1922), doit traduire au mieux le concept du produit vendu. Ici, le portrait retenu souligne la personnalisation, la mention « Docteur » apporte la caution de la Faculté, accentuant le sérieux ; et la pérennité de l’entreprise est suggérée par la tenue du personnage, vêtu selon la mode de la première moitié du XIXe siècle. On voit donc qu’il s’agit d’un total contre-pied par rapport au critère cité.
 
Ce mur imposant fait partie, dans les années 1920, d’un ensemble d’autres réalisations identiques peintes sur les meilleurs emplacements, c’est-à-dire sur les grands axes reliant les banlieues et la capitale. La réputée photographe berlinoise Deidi von Schaewen va répertorier, pendant la période 1973-1975, les portraits du Docteur Pierre rescapés des outrages du temps, et ses clichés joints à d’autres sujets donneront l’ouvrage Murs (1977) avec une exposition à la Galerie Multiples de New-York [1].
 

Dentifrice et Opéra

Dans son roman Opéra muet (1989), Sylvie Germain [2] décrit la terreur de son personnage principal quand, lors d’un rêve, il imagine la destruction du mur du Docteur Pierre sous l’assaut des bulldozers.
Ce moment est peut-être venu, car l’unique spécimen encore relativement préservé est cerné dans un périmètre de restructuration urbaine imminente. Aussi, avant la disparition programmée, il nous a paru nécessaire de s’intéresser au personnage.
 
Pour expliquer la création de l’entreprise de dentifrice, von Schaewen rapporte à partir d’archives que : « Le Docteur Pierre raconte qu’il commença la fabrication de poudres-dentifrices, ayant souvent observé à l’Opéra de Paris que les dents des chanteurs étaient miteuses. » On sait de lui qu’il était grand amateur d’art lyrique et qu’il a pu profiter des représentations pour parfaire ses observations.
Plus tard, quand il s’agira de trouver une adresse prestigieuse pour vendre la gamme étoffée de produits dentifrices, ses descendants éliront domicile 8 place de l’Opéra, dans le Paris haussmannien voulu par Napoléon III, où le jeune Garnier vient de terminer son ouvrage.
 
Pour continuer sur ce registre, on relève qu’à la mort du fondateur, la transmission familiale de l’entreprise se réalise par les deux nièces du Docteur Pierre, dont l’une a épousé Charles Lamoureux. Chef d’orchestre à l’Opéra de Paris, fondateur des concerts éponymes, on dit de lui qu’il s’est marié « à l’héritière de l’eau dentifrice du Docteur Pierre ». Cela lui vaudra une indépendance financière propre à ne pas être subventionné, mais, revers de la médaille, les quolibets des détracteurs de son interprétation wagnérienne le qualifieront « d’habile marchand de musique et d’eau dentifrice » [3].
 

Une entreprise industrielle

Alors, qui était le Docteur Pierre, qualifié par Simone Signoret (Adieu Volodia, 1984) de « jeune muscadin de la protection dentaire » ? Né le 9 février 1801 à Paris, Pierre-Alphonse Mussot pour l’état civil, est le dernier d’une fratrie de quatre individus. Ses deux parents sont issus de vieilles familles résidant à Lormes, dans le Morvan bourguignon, et son père exerce le métier de marchand de bois.
 
Jeune homme inscrit à la Faculté de Médecine de Paris, il y soutient sa thèse de doctorat : « Propositions de médecine » le 28 août 1833 (fig. 2). Ce travail de vingt pages porte essentiellement sur quelques épidémies (choléra, typhoïde) et traite de l’influence du climat sur leur évolution. Nous avons recherché vainement une proposition qui aurait pu avoir une incidence sur son orientation future, et nous n’avons trouvé qu’une observation allusive à une « mort d’une hémorragie à la suite d’une extraction d’une dent », (Proposition n° 28).
 
Ayant exercé quelque temps dans le quartier de l’Europe dans l’environnement de la gare Saint-Lazare, il devient entrepreneur et fonde sa marque en 1837 ou 1840. L’eau dentifrice est produite, un premier dépôt identifié (14 boulevard Montmartre, certains flacons portent aussi le n° 16) et une publicité de 1844 nous renseigne : exempte d’acide et ne renfermant que des extraits de plantes aromatiques, « 1° elle blanchit les dents sans en altérer l’émail, enlève le tartre et prévient la carie ; 2° elle calme la névralgie dentaire, dissipe le gonflement des gencives si souvent pris pour le mal de dents lui-même, assainit la bouche, guérit les aphtes et combat toutes les cachexies qui se fixent dans la cavité buccale ; 3° elle enlève toutes les odeurs désagréables, notamment celle du cigare. » Une gamme (fig. 3) est créée concernant des produits d’hygiène corporelle, comme des Vinaigres de Toilette. La production se poursuit alors à Asnières (18 Grand Rue).
 
À la mort de Pierre-Alphonse, le 25 janvier 1860, l’entreprise bien établie est transmise à ses nièces dont les maris respectifs vont devenir associés. S’ouvre alors une période d’expansion qui se traduit par des prises de brevets, l’établissement d’une succursale à Londres (Old Bond Street), la reconnaissance par des récompenses aux Expositions Universelles, des dépôts de marque sur tous les continents.
 
Des bureaux sont ouverts à Paris, 3 rue Brunet, et les ventes s’organisent dans un magasin prestigieux aux Champs Elysées (n° 120). Pour faire face à ce développement, des terrains sont acquis à Nanterre (4 rue Becquet, actuellement 18 avenue du Général Gallieni) ; et la construction d’une nouvelle usine (fig. 4), en 1902, est confiée à l’architecte Albert Aubert. Bel édifice, la propriété fait l’objet d’une protection des Monuments Historiques, (n° notice PA00088180). La gamme de dentifrices est déclinée en eau, poudre et pâtes ; et pour vanter leurs mérites, il est fait appel aux meilleurs affichistes du moment : Verneuil (fig. 5), Boutet de Monvel (fig. 6), Sabattier…
 
Le 8 août 1923, un nouvel actionnaire majoritaire fait son entrée dans la Société : Léo Fink, propriétaire des Parfums Forvil, qui ne tarde pas à fusionner les deux sociétés sous le nom « Parfums Forvil et Dentifrices du Docteur Pierre réunis ». Dès lors, une synergie s’installe entre la cosmétologie et l’activité pharmaceutique au risque du mélange des genres, et si les arguments publicitaires restent distincts (murs, affiches, réclames), un regard sur les catalogues montre que la parfumerie a pris l’avantage. L’usine de Nanterre va compter jusqu’à cent vingt-cinq employés avant l’arrivée du Front populaire en 1936 avec pour l’occasion de l’agitation et des grèves. Dans la période de guerre qui suit, l’usine, frappée par le processus d’aryanisation, perd son patron qui doit fuir en zone sud. Arrêté à Nice en 1943, Léo Fink est déporté à Auschwitz et ne reviendra pas. L’usine est aussi frappée partiellement par des bombardements. Rebâtie, elle trouve à la fin des hostilités un nouveau PDG en la personne de Lydia Fink, prenant la place de son père. En ce temps de reconstruction générale, la situation économique de la société décline, les gammes se réduisent et il n’est pris qu’un seul brevet pour un dentifrice moussant renouvelé en 1964 (fig. 7). Après plusieurs augmentations de capital sans effets réels, et malgré la fusion avec une filiale de Bristol Myers, il est mis fin aux activités le 30 juin 1969.

En conclusion, il est permis de se demander pourquoi une société qui a eu son temps de gloire en contribuant à l’hygiène dentaire pendant plus d’un siècle, a pu péricliter. Notre sentiment est qu’il a manqué une forte activité en Recherche et Développement. Cela aurait permis de prendre le « virage du fluor » dont on commençait à parler dans les laboratoires d’histologie. Sic transit gloria…
 

 Lecture conseillé

Deidi von Schaewen, Murs. Paris, Les Presses de la Connaissance, 1977.
Prix Femina, Magnus. Albin Michel, 2005.Prix Goncourt des Lycéens, Jours de colère. Gallimard, 1989.
Elisabeth Bernard, Les aventures du chevalier de Lohengrin. Paris, Persée, 1887.

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