Image et magie sur les toiles

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  • Publié le . Paru dans L'Information Dentaire (page 104-105)
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A Montmartre, Caro et Jeunet ouvrent leur malle aux trésors

Le même fluide passe toujours entre eux. Leurs retrouvailles font des étincelles dans l’antre de la Halle Saint-Pierre où leur cabinet de curiosités crépite d’objets bizarroïdes tirés de leurs films – pépites sauvées de la dispersion sur Internet où on se les arrache. Au cœur de ce butin, la fameuse machine à voler les rêves de La Cité des enfants perdus, leur autre chef-d’œuvre après Delicatessen.
 
Restaurée, elle exerce de nouveau son étrange pouvoir de fascination, avec ses mécanismes sophistiqués et son cerveau baignant dans les bulles vertes. Dans la pénombre tout autour, se déploie peu à peu l’univers personnel qu’ils ont créé de toutes pièces, et devant cette profusion de maquettes, d’esquisses, de storyboards, de figurines, d’aliens, de costumes et d’extraits de films, les yeux s’agrandissent, un sourire éclaire les visages. On salue leur formidable inventivité qui rallume nos rêves volés par l’âge, mais on s’enchante surtout de se voir conviés par ces Magiciens d’Oz à lever le rideau sur leurs machineries secrètes.
 
Ce qu’a d’unique cette plongée dans l’envers des décors, c’est qu’elle ne s’opère pas en grandeur nature. A leur échelle réduite, les artifices dévoilés nous font entrer de plain-pied dans la magie du cinéma, bien mieux que les forêts de câbles et de caméras, les machines à brume ou les bassins à vagues des tournages. Au lieu de la réalité prosaïque, ce sont les supports et ressorts même de l’illusion qui sont mis à nu comme pour nous en rendre, un instant, co-créateurs. On voit sur quoi tout repose, on démêle le matériel du virtuel, la prise de vue réelle de l’effet spécial. C’est bien plus fort, et cet art qui se fait modeste et généreux ne perd d’ailleurs rien de son prestige à se montrer à plat sur le tapis, comme un gamin tirant les ficelles de ses histoires – ce qu’est sûrement resté le duo bicéphale. Leurs productions, désormais distinctes, restent étonnamment parallèles et leurs trouvailles ne cessent de s’appeler, suscitant l’envie irrésistible de les voir retravailler à un grand projet commun.
 
Mais les intéressés doutent que cela puisse aujourd’hui se faire en France : peu de goût pour l’imaginaire pur et audacieux, trop de formatage lisse imposé par les manitous du marketing, trop de conformisme sclérosant chez les financiers. En ouvrant leurs réserves, Caro et Jeunet libèrent aussi leur parole, plus attristés qu’irrités, comme pour nous dire : « Vous avez vu ces merveilles ? Regardez bien, parce que vous ne les reverrez pas de sitôt. » Quand le couvercle retombera sur le coffre aux rêves, qui en aura encore la clé ?
 
L’enfance d’un art poétique de l’étrange. A la base de leur reconnaissance internationale, il y a le fameux style Caro-Jeunet, né d’une rencontre profonde et féconde. D’abord celle de 1974 entre le dessinateur de BD et le réalisateur de films d’animation : deux bricolos géniaux, nourris de Méliès et d’art forain, qui hybrident Meccano et super 8 et vouent une même passion au genre steampunk, aux machines déglinguées, aux ambiances glauques et délétères, à l’humour noir. Tout pour fonder une esthétique qui allait devenir leur marque de fabrique. Mais la dimension culte atteinte par leurs deux films s’explique aussi par une entente sur le plan de l’écriture cinématographique et sur le rôle du décor dans la narration.
 
Rejetons déjantés de Perrault et de Mary Shelley, ils se réclament de Carné, Prévert et Trauner. Des premiers, ils ont le goût du conte inquiétant, peuplé d’ogres et de monstres hybrides, et l’art de jouer sur les peurs primales nées dans l’enfance, tapies toujours, promptes à ressurgir par les tuyaux rouillés ou les souterrains. Des seconds, ils ont bien sûr retenu l’onirisme latent et l’atmosphère dite poisseuse du réalisme poétique, où les savants jeux d’ombre et de lumière orchestrés en studio théâtralisent la lutte du bien et du mal, mais aussi la cocasserie, les caractères hauts en couleurs, les mélanges pittoresques, les incartades vers l’absurde. Ces références revendiquées ne doivent pas masquer leur apport essentiel, rare et précieux : une volonté activiste de réenchanter un monde désenchanté. Leur recours à l’enfance, vue avec une nostalgie tendre, à ses jeux et à sa féerie triomphante, n’a rien de puéril.
 
Comme chez Lewis Caroll, elle percute un monde adulte en perdition et leur critique d’une humanité robotisée, clonée et dévitalisée est tout sauf naïve. À bien des égards, l’attirail magique et ludique qu’ils mobilisent, en bons enfants de la balle, peut être vu comme un voile pudique sur leur effort de Sisyphe. La magie doit se dérober au regard pour opérer.
 
Exposition Caro / Jeunet
Halle Saint-Pierre, rue Ronsard, Paris 18e

 

Prestige de l’art invisible : le matte painting

Repoussant les limites du décor traditionnel, les films de Caro et Jeunet font date dans l’histoire trop méconnue des « mattes ». La difficulté avec ces compléments visuels peints pour créer un environnement trop dispendieux à construire – voire impossibles comme dans Star Wars – a toujours été de les intégrer fluidement au film, sans les heurts ou ruptures de tonalité qui cassent l’illusion. Complice de longue date du duo, Jean-Marie Vives* a été le premier matte painter français et pendant trente ans pratiquement le seul. Peintre dans l’âme mais anticipant comme ces précurseurs l’ère numérique, il a très tôt compris le rôle qu’allaient jouer les logiciels graphiques alors naissants dans la fabrication de l’image de cinéma.
 
Aujourd’hui, il sourit en se rappelant le scepticisme ambiant lorsqu’il a décidé d’investir une somme considérable dans l’achat d’un Mac II Fx. C’est pourtant de là que sont sortis les mattes impressionnants des Visiteurs. Questionné en marge de l’exposition sur les raisons pour lesquelles cet art n’est pas (encore) reconnu à sa juste valeur en France, à la différence des États-Unis, il invoque le primat chez nous de la tradition littéraire sur la culture visuelle et plaide pour une osmose maintenue discrète, jugeant que les effets spéciaux (en général) « doivent servir le film et non le diriger ».
 
Peut-être a-t-on préféré longtemps préserver des regards trop pénétrants ce dernier refuge des mystères du cinéma. Mais les choses sont en train de s’inverser : la prochaine exposition à la Cité des Sciences s’apprête à faire toute la lumière sur les effets spéciaux… et Jean-Marie Vives a accepté d’y présenter ses mattes, parmi lesquels ceux d’Alien IV, du Petit Poucet et de La Cité des enfants perdus, reproduits ici en avant-première. A quand une grande rétrospective internationale du matte painting ?
 
Exposition Effets Spéciaux, crevez l’écran !
Cité des Sciences et de l’Industrie, Paris 19e, à partir du 17 octobre

* Collaborateur de réalisateurs très divers (Caro et Jeunet, Alain Resnais, Jean-Paul Rapeneau, Gérard Jugnot, Jean-Marie Poiré, Olivier Dahan, Alain Chabat, Jan Kounen…) et primé pour ses créations publicitaires, Jean-Marie Vives expose ses peintures les 6, 7 et 8 octobre au Design Center, 74 boulevard Richard Lenoir à Paris 11e et en permanence à la galerie Manjari & Partners.

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