Bartolomeo Eustache, « l’inventeur » des dents

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  • Publié le . Paru dans L'Information Dentaire (page 42-44)
Information dentaire
Le nom de Bartolomeo Eustache évoque principalement la trompe éponyme. On lui reconnaît également la découverte des glandes surrénales, de la substance corticale et de la substance tubulaire des reins, du canal thoracique, et la réalisation de nombreuses études, en particulier myologiques. On connaît peut-être moins son Petit livre sur les dents (Libellus de dentibus), trop modestement dénommé « petit », un ouvrage scientifique absolument unique dans le domaine odontologique du XVIe siècle.
Ses contemporains se sont en effet contentés pour la plupart de compilations, d’autres ont consacré un chapitre ou deux à la bouche et aux dents dans un traité général, mais leurs données ne sont jamais étayées de véritables recherches personnelles. Tout au plus sont-elles enrichies d’une expérience « sur le terrain ». Seul le Coloquio du Castillan Francisco Martinez de Castrillo (c. 1525-1585) se démarque lui aussi des publications du XVIe siècle, comme nous aurons l’occasion de le découvrir dans un prochain article. Pour l’heure, intéressons-nous au Libellus de dentibus.

SFHAD (Société Française d’Histoire de l’Art Dentaire)

Bartolomeo Eustache est né entre 1500 et 1510 à San Severino, petite ville d’Italie dans la Marche d’Ancône.
Fils de Mariano, médecin, philosophe d’une famille noble, et de Francesca Benvenuti, il fait ses humanités, apprend le grec, l’hébreu et l’arabe, tout en suivant l’enseignement paternel. Il aurait d’abord exercé dans sa ville natale en qualité de second médecin-physicien jusqu’à la fin de l’année 1539, avant d’être appelé à la cour d’Urbino, au service du duc Guidubaldo II de la Rovere (1514-1574), où il bénéficie à la fois d’une excellente ambiance culturelle et de la riche bibliothèque qui enorgueillira plus tard la Vaticane. Il poursuit des études, s’adonne en particulier aux mathématiques. En 1547, il devient le médecin personnel de Giulio Feltre della Rovere (v. 1533-1578), le jeune frère du duc qui, à seize ans, en 1549, est nommé cardinal d’Urbino. Eustache le suit à Rome et il demeurera longtemps à ses côtés dans son palais sur le Corso. Ce n’est que dans les dernières années qu’il s’installe dans sa propre demeure sur la piazza Ss. Apostoli.

À Rome, Eustache enseigne à la Sapienza, l’université de la Rome des papes, probablement durant une dizaine d’années, aux alentours de 1560. Il a l’autorisation d’anatomiser des cadavres des hôpitaux de San Spirito et de la Conzolatione ; il aurait disposé d’un théâtre anatomique. Il est assisté dans sa tâche par Petro Matteo Pini d’Urbino, son élève, son fidèle collaborateur, annotateur scrupuleux, et aussi héritier scientifique. En plus de participer aux préparations anatomiques, ce dernier l’a probablement aidé lorsque, gravement atteint d’arthrite rhumatoïde, Eustache n’eut plus le geste aussi précis, et a probablement participé au dessin de certaines planches anatomiques.
L’état de sa santé déclinant, Eustache renonce à l’enseignement mais il restera fidèle au cardinal d’Urbino jusqu’à sa mort.

Un observateur de l’anatomie hors pair

Dans sa préface des Opuscula anatomica (1564), Eustache annonçait la prochaine publication de planches anatomiques en cuivre : « Je l’aurais fait bien plus tôt, si je n’en avais pas été empêché par mon âge déjà bien avancé, par une douleur très pénible des articulations, qui retarde mes études, et la faiblesse de ma fortune qui a interdit à un ouvrage si important d’accéder à l’impression. Mais, il ne m’a manqué ni la volonté ni le désir de toute mon âme de le faire. » Ces Tabulae anatomicae, confiées par testament à Pini, seront recherchées vainement tout au long du XVIIe siècle et enfin retrouvées au début du XVIIIe siècle à Urbino chez des héritiers de Pini, par Giovanni Maria Lancisi (1654-1720). Ainsi, cent quarante années après la mort d’Eustache, en 1714, paraîtra la première édition des Tabulae anatomicae. Elles seront rééditées tout au long du XVIIIe siècle, soulevant l’admiration d’illustres anatomistes parmi lesquels G.B. Morgagni, H. Boerhaave, B.S. Albinus, A. von Haller qui, à l’unanimité, les trouvèrent supérieures à celles de la Fabrica de Vésale (1514-1564).

Malpighi (1628-1694) confiait à Lancisi que « si Eustache avait pu disposer d’un microscope, il n’aurait plus rien laissé à découvrir à la postérité ». En plus de ses qualités intellectuelles, d’une remarquable perspicacité et d’une grande rigueur, Eustache devait jouir d’une vision exceptionnelle et d’une grande habileté manuelle ; celles-ci lui ont permis de distinguer la subtilité de structures particulièrement fines, comme le paquet vasculo-nerveux de la pulpe dentaire, décrites dans le Libellus de dentibus. Accordons-lui d’avoir « inventé » les dents, car personne avant lui n’avait eu la curiosité scientifique de se pencher sur d’aussi petites parties du corps.

D’incontestables avancées scientifiques

Trop en avance sur leur temps, elles ne seront pour la plupart comprises ou démontrées que dans le dernier tiers du XVIIIe siècle.
Pointons tout d’abord qu’Eustache est le seul à déclarer que « la matière des os et des dents est très différente ». Alors que Pierre Fauchard (1679-1761) et tous ses contemporains diront que : « Les dents sont les os les plus blancs, les plus durs ou les plus compacts du corps humain. »
Dans un raccourci remarquable, Eustache reconnaît d’emblée les trois classes fondamentales des dysmorphoses dento-faciales ; anomalies dentaires, alvéolaires et maxillaires : « Toutes les dents sont droites et, si la nature n’a pas fait d’erreur, elles ne s’inclinent pas vers une autre partie. Cependant, l’expérience montre que cela arrive, quand la bouche est comme de travers ou que les dents elles-mêmes sont tordues, ou sortent d’un trou tortueux [l’alvéole] ou que l’extrémité de l’une des mâchoires est plus longue que l’autre. »

Dans un tableau synoptique de cinq pages, Eustache résume toutes les variations morphologiques radiculaires des dents permanentes et inaugure la description morphologique des dents temporaires et de leurs racines.
Grâce à la dissection de « plusieurs fœtus, enfants nés avant terme », la formation in utero, pressentie par beaucoup d’auteurs, de tous les germes des dents temporaires et permanentes est clairement démontrée : « J’ose affirmer […] que toutes les dents sont créées au début de la vie, qu’imparfaites, elles se cachent quelque temps dans les mâchoires, puis achevées, les unes plus vite, les autres plus tard, elles sortent de leurs trous respectifs. »

L’émail est distingué de la dentine : « L’assemblage étroit entre les deux substances de la dent : celle qui, comme l’écorce du gland, […], couvre la dent à l’extérieur, blanche, nette et dense, comme du marbre ; l’autre, qui se cache dans la partie intérieure et qui est contenue par la première, un peu sombre, rugueuse et moins dense. »
Dans le canal pulpaire se trouvent des vaisseaux et un nerf : « La partie interne des dents éprouve de la douleur pulsatile, parce qu’en elle pénètre une artère avec le nerf. Si les vaisseaux ne sont pas clairement discernés chez l’homme, je pense cependant qu’il est vraisemblable qu’ils pénètrent à l’intérieur des dents. […]. En effet, si une chose n’est pas visible, il ne s’ensuit pas qu’elle n’existe pas. »

Enfin, après avoir bien vu que « les racines correspondent strictement à leurs petites stalles [alvéoles] qui les maintiennent et les enserrent et les maintiennent très solidement », que les gencives « enserrent étroitement les dents », renforçant ainsi leur stabilité, il en déduit le seul traitement chirurgical valable d’une pathologie parodontale : « Quand les gencives, épuisées et diminuées, se sont retirées des dents, et les ont couvertes d’un cal ou d’une petite peau, si tu ne rabotes pas d’abord au scalpel les dents selon des lignes tracées, puis si tu ne blesses pas les gencives et ne les fais pas saigner, tu pourras tenter de les rehausser et de les ré-attacher aux dents avec des médicaments sans plus de succès que si tu voulais lier l’index au majeur. »

On reste confondu devant tant de pertinence et sans avoir l’air de conclure, Eustache, se dit conscient de la médiocrité de la « chirurgie des dents » de son époque, et triomphe modestement en disant que « les connaissances acquises par la pratique de la dissection sont loin d’être inutiles pour arracher des dents en toute sécurité ».

Un plagiat discret

Plus d’un tiers du contenu de la Recherche de la vraye anathomie des dents, nature et propriété d’icelles, publiée en 1582 à Lyon chez Benoist Rigaud par le chirurgien rouergat Urbain Hémard (1548 ?-1592) (93 pages), est emprunté littéralement au Libellus, soit 39 pages, sans qu’il y ait la moindre référence explicite à Eustache, alors que les Anciens cités par ce dernier sont ouvertement nommés.

Ce qui fera écrire à Pierre Fauchard, en évoquant Hémard dans la préface du Chirurgien Dentiste (Paris, Pierre Mariette, 1728) : « Ses recherches qui sont très bonnes & très utiles, font voir que ce Chirurgien avoit lu les anciens Auteurs Grecs & Latins, qu’il employe judicieusement dans tout son ouvrage. » Hémard a ainsi, et de plus par ses maladroites ou erronées traductions, contribué à cette opaque méconnaissance qu’Eustache pressentait déjà lorsque, dans son adresse à l’éminent cardinal Marco Antonio Amulio, il écrivait : « Ce travail de nuit sur les dents, à cause de sa modeste taille, risque non pas d’être désapprouvé par ceux qui n’épargnent même pas Galien, mais de rester dans un coin, négligé, ou lu par peu de gens ou certainement disparaître peu après moi. »

Pour en savoir plus, consulter l’édition, la transcription et la traduction réalisées par Micheline Ruel-Kellermann en collaboration avec Marie-Rolande Leyrat-Cornuejols :
http://www3.biusante.parisdescartes.fr/eustache/debut.htm

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