Buffet d’époque, bien restauré…

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  • Publié le . Paru dans L'Information Dentaire
Information dentaire
En avril 1948, le Docteur Maurice Girardin*, chirurgien-dentiste et collectionneur- « nez », claque la porte de la galerie Drouant-David : le jury du Prix de la Jeune Peinture, dont il est membre, n’a pas couronné « sa » toile, Le Buveur, signée d’un peintre qui n’a pas vingt ans. Ulcéré, il l’achète, puis acquiert tout ce qu’il peut. À sa mort trois ans plus tard, on compte dix-sept Bernard Buffet dans son incroyable legs (plus de cinq cents œuvres) qui décide de la création du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. Aujourd’hui, celui-ci rend justice, avec ampleur, à ce peintre passé à la trappe après avoir été l’un des plus célèbres du monde.

Clown kitch. Il est entré dans toutes les maisons, ce clown : riches, pauvres, prétendant s’y connaître en art ou, avec le même orgueil, n’y rien connaître. Lithographié, posterisé ou découpé dans un journal, on le rencontrait partout, dans les salles d’attente comme aux murs les plus modestes, à côté du calendrier à L’Angélus de Millet, indétrônable icône d’un art populaire. Quel succès que ce trait d’union entre les classes sociales, et quelle preuve de réussite pour ce peintre – le seul, avec Picasso ou Dali, que l’on voyait à la télé et dans Paris Match ! Peut-être était-ce pour cela qu’on lui pardonnait de rouler en Rolls, comme Léo Ferré, alors que sa peinture criait misère ; il savait la chanter. Aujourd’hui, ce clown, quand on le revoit, c’est dans un vide-maison de mémé ou sur le trottoir des brocantes, copie bon marché à la baguette dédorée, « vintage », comme dit le vendeur. Il est toujours aussi sombre, seulement son visage en berne ne résonne plus dans l’époque, et ne trouve guère preneur. Comme le peintre ?

Clones tristes. Victime de sa foudroyante popularité, Bernard Buffet n’est pas encore ressorti du purgatoire où la critique et les institutions (Malraux en tête) l’ont plongé. Quoique très honorable, notamment au Japon où il a son musée, sa cote actuelle dans le monde ne reflète pas sa gloire passée. Pure injustice, jugent ses thuriféraires, juste retour des choses, estiment des détracteurs portés à lui coller une image d’excès : trop de bruit, autour d’une production trop répétitive, trop abondante (on parle de 8 000 œuvres, peut-être bien plus) et surtout trop âpre, morne, charbonneuse, sale même. Pour beaucoup, le nordique Buffet était devenu une machine à peindre le grisou, rejetant des terrils de scories pour peu de pépites… Et à vrai dire, depuis son décès en 1999, ni grandes expositions, ni ventes de pièces majeures ne sont venues aérer ces stéréotypes asphyxiants. Tous les projets de musée caressés par son marchand historique, Maurice Denis, ont échoué. Pendant soixante ans au mois de février, les affiches de ses expositions ont inscrit, sur les vitrines des bars-tabacs et dans la mémoire collective, des bouquets d’épines et de becs, des tombereaux de visages émaciés et de corps en fil barbelé, des litanies de villes mortes et de « ciels si gris qu’un canal s’est pendu », comme dit Brel. Le rythme industriel de cet abattage obsessionnel a martelé pour des générations une image standardisée du style de Buffet : raide, sec, noir, triste. « Buffet froid », raillait déjà Dali.

Ad nauseam ou ad aeternam ? Est-il possible aujourd’hui de désincarcérer le peintre de son système – tant créatif que commercial – pour permettre une redécouverte apaisée de son indiscutable talent, de son prodigieux dessin et de sa bouleversante humanité ? C’est tout l’espoir de cette rétrospective. Une bonne (?) partie du monde de l’art n’y croit sans doute pas, voire s’y oppose, estimant le cas jugé : Buffet, si controversé en son temps, n’a nul recours en grâce à espérer ; il y a des polémiques dont on ne se relève pas, et le peintre a tant usé lui-même sa ficelle jusqu’à la corde que son réaccrochage ne tient pas. Mais c’est préjuger bien vite d’un écœurement que, le temps ayant passé, un public plus jeune n’a aucune raison de ressentir. Loin d’ailleurs d’être une énième « exposition Buffet », cette réorchestration de la vie et de l’œuvre du peintre a tout pour renouveler l’intérêt : à travers ses grands thèmes (les clowns bien sûr, mais aussi les cycles religieux, mythologiques, littéraires ou allégoriques), ses grandes séries (Horreur de la Guerre, Les Oiseaux, Les Folles), ses recherches sur l’histoire de la peinture (Le Sommeil d’après Courbet, La Leçon d’anatomie d’après Rembrandt), et ses spectaculaires hommages aux Memento mori médiévaux, c’est un Bernard Buffet profondément cultivé et humaniste qui réapparaît. Chez cet authentique « homme époque » de l’immédiat après-guerre, tourments mystiques et existentialisme s’affrontaient. Fourvoyé dans le tourbillon de Saint-Germain, il y avait trouvé des échos à son désespoir lucide, à sa solitude d’homme devant un ciel déclaré vide. Qualifié pêle-mêle de peintre « existentialiste », « misérabiliste » ou « expressionniste », Buffet s’était rattaché lui-même (avec Rebeyrolle, De Gallard, Manessier…) au courant anti-abstrait de « L’homme témoin » animé par Lorjou qui, se réclamant de Goya, Courbet ou Delacroix, entendait peindre l’actualité de l’histoire sans en gommer les horreurs – massacres, exactions ou crimes contre l’humanité. On a peine à imaginer aujourd’hui ces combats de l’aube des années 50 opposant rapins engagés et peintres conservateurs, autour d’une ligne de démarcation entre figuration et abstraction dont le véritable enjeu était la lutte du témoignage austère contre l’oubli confortable. C’est pourtant là que s’enracine l’art de Bernard Buffet, peignant avec intégrité une humanité sortie famélique des décombres et qui refuse de s’acheter de l’espoir avec des tickets de rationnement. Mauriac l’a très bien vu et note dans son Bloc-notes en 1958 à propos du peintre « insolemment figuratif » qu’il admire : « C’est un jeune homme d’aujourd’hui. Son univers est le nôtre, celui qu’a contemplé un enfant, sous l’occupation, un adolescent, à la libération, et la politique française depuis douze ans ne lui a pas permis de s’en évader. » Outré des réactions du public devant les séries « Les Horreurs de la guerre » (1952) et « La Passion du Christ » (1954), il ajoute : « Foule imbécile confrontée à un désespoir dont elle n’entend pas le cri qui devrait être le sien ». Il faut croire que, depuis cette époque, Bernard Buffet n’a jamais pu s’empêcher de crier, comme un blessé à mort sur son lit d’hôpital. Quand la maladie l’a bâillonné, il s’est fait taire. Mais il reste pour l’éternité l’un des plus importants peintres du XXe siècle, n’en déplaise à ceux pour qui sa pointe de zinc, sa craie sur l’ardoise, plombaient l’ambiance…

*À son propos, voir le Dr Micheline Ruel-Kellermann, Secrétaire générale de la Société française d’histoire de l’art dentaire : http://www.biusante.parisdescartes.fr/sfhad/vol6/article08.htm



Rétrospective Bernard Buffet, Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, du 14 octobre 2016 au 26 février 2017

En parallèle :
Bernard Buffet, Musée de Montmartre – Jardins Renoir, du 18 octobre 2016 au 5 mars 2017.
Exposition biographique très riche, personnalisée par le fils de l’artiste, Nicolas Buffet, assisté des historiens de l’art Sylvie Buisson, Yann le Pichon et Saskia Ooms.

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