Cléopâtre, un profil de légende

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  • Publié le . Paru dans L'Information Dentaire n°34 - 8 octobre 2025 (page 42-45)
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Mythique, la figure de Cléopâtre reste paradoxalement enveloppée de mystère, d’où le titre objectif de l’exposition qui l’éclaire sous tous les angles à l’Institut du Monde Arabe. C’est la femme la plus célèbre de l’Histoire et on ignore à peu près tout de celle qu’elle fut. Pour les Romains dont elle a défié l’Empire c’est très clair : une insatiable gourgandine assoiffée de pouvoir, de richesses et d’hommes, une experte en luttes fratricides prenant un plaisir pervers à semer partout la discorde et à tourner les têtes avant de les couper.

« Un monstre fatal », résume Horace, qui parvient à ses fins, achève Flavius Josèphe, « non seulement par le commerce de ses charmes, mais encore par des philtres ». À côté de cet accablant tableau clinique – mais bien des siècles après –, maints érudits du Moyen-Orient s’appuieront sur une tradition orale pour défendre une reine avisée, cultivée et polyglotte qui, très consciente d’hériter d’une Égypte plus que vassalisée par Rome, n’a dû manier l’intrigue que pour protéger et moderniser un pays dont elle a su conserver la grandeur. À charge ou à décharge, tous ces témoignages historiques sont présentés ici avec équité sur fond, en vidéo, d’une carte animée retraçant les avancées de Cléopâtre au cœur des rivalités méditerranéennes de Pompée, César, Marc Antoine puis Octave qui raflera la mise. En complément, à travers d’importants documents, vestiges, reconstitutions 3D, se dresse un état complet de la puissance de l’Égypte, tant du côté culturel des fastes pharaoniques que du côté agriculturel en tant que premier grenier à céréales du monde méditerranéen.

Le pays sur lequel Cléopâtre est appelée très jeune à régner est, par sa position et le rôle clé du Nil, l’objet éternel de toutes les convoitises. Conquis par Alexandre avant la mainmise de Rome et administré depuis sa capitale Alexandrie, il est encore sous l’influence Ptolémaïque quand elle en prend les rênes en 52 avant notre ère. Cléopâtre VII est une Ptolémée macédonienne par son père, pense-t-on, et bénéficie d’une légitimité dynastique ancrée dans les siècles, que son affaiblissement récent rend toutefois moins consacrée. N’importe : sa haute naissance, la place accordée aux déesses, les équivalences entre divinités et sa propre ambition jointe à l’absence de mère identifiée lui permettent de s’assimiler à une « fille du soleil » née de Râ lui-même, et à une nouvelle Isis vénérée tant en Égypte que, via divers avatars, en Grèce. De quoi faire oublier les bassesses de son père Ptolémée XII, réduit à brader le pays et à acheter la faveur de Rome.

Auto-assurée de sa puissance divine, Cléopâtre entend bien la faire respecter et l’étendre, sur tous les fronts. Elle se concilie les prêtres par l’édification de temples et l’octroi de prébendes et les paysans par diverses protections, sanctionne les corrompus, réforme la monnaie, s’impose en majesté avec César à Rome, négocie en souplesse avec Marc Antoine à Tarse, profite de ses liaisons pour regagner des territoires qu’elle défend grâce à une flotte modernisée. Dans un monde patriarcal, ceux qu’elle ne subjugue pas s’effraient, d’où campagnes d’opinion et bientôt militaires contre cette rouée qui manipule César et mène à sa perte Marc Antoine, passe d’un lit à l’autre en s’assurant avec le premier un Césarion appelé à succéder à son père et, avec le second, des enfants légitimes au cas où. Après l’assassinat de César, le vent tourne, Octave rapplique à toute voile et l’emporte à la bataille d’Actium. Suicide de Cléopâtre, fin de ce que l’histoire rapporte.

C’est plus qu’assez pour la légende. Le mystère même de sa mort est une aubaine : suicide ou meurtre, poison ou venin, piqûre ou morsure, au bras ou au sein, par aspic ou naja, par courage, dépit, lâcheté ou beauté éternelle promise aux déesses, seuls les historiens débattent de ces détails. Pour les artistes c’est tout un, même si le serpent au sein a la préférence vu sa charge érotique.

« Je vous souhaite beaucoup de plaisir avec le serpent » (William Shakespeare, Antoine et Cléopâtre)

Breaking news : « La sulfureuse reine d’Égypte se donne la mort à l’aide d’un reptile ! » Quelle onde de choc sur l’instant, quel inépuisable scénario depuis ! Tout est là : amour, gloire et beauté, sexe, mensonge et trahison, et puis ce twist final superbement tragique. Après le triomphe romain, Dante engloutit dans L’Enfer « la luxurieuse » que Boccace traite de « prostituée des rois d’Orient », et avec son retour à l’antique la Renaissance remonte sans fin le sujet. Sur les planches, avec Cléopâtre captive de Jodelle, plus tard Antoine et Cléopâtre où Shakespeare la présente en « basilic, serpent du Nil, charme tout puissant », et sur d’innombrables toiles, gravures et sculptures. L’aspic inspire beaucoup les artistes*. Sorti de son panier de figues, il tend de plus en plus à mordre le téton de la voluptueuse, à s’assimiler au serpent d’Ève la tentatrice du péché originel, et à emblématiser au final la sinueuse et venimeuse créature elle-même, magicienne orientale forcément fatale par le mélange, plus indissoluble que sa fameuse perle, de ses charmes et de ses philtres. C’est commode : les philtres exonèrent de veulerie les victimes de la femme-poison – ils ne font qu’y succomber – tout en rappelant sa chimie fort peu amusante essayée sur les esclaves. Quant aux charmes, chacun les fantasme selon les méandres d’une psyché essentiellement sadique.

Si la campagne d’Égypte de Bonaparte lance une fascination plus archéologique pour une digne Cléopâtre ornant porce­laines et tabatières, le XIXe romantique, symboliste ou pompier donne à plein dans la femme fatale, rhabillée, si l’on peut dire, en odalisque pour les noces barbares d’Éros et Thanatos, image d’une létale sensualité dite orientale. Un rôle en or pour une Sarah Bernhardt qui l’habite en égyptienne plus vraie que nature en conjuguant son inspiration aux parures de ses costumiers, joailliers et décorateurs. Éminemment théâtral, le personnage devient iconique, déclenchant une Cléomania que booste le cinéma naissant de Méliès et sur laquelle surfent les pantomimes de Colette**. Hollywood monte des superproductions portées par les actrices les plus charismatiques : l’envoûtante Theda Bara et la piquante Claudette Colbert, puis Vivien Leigh, Sophia Loren et Liz Taylor font de Cléopâtre une reine du box-office et un pont d’or pour les péplums. Toutes défilent ici sur écran géant, suivies de Mimi Coutelier et Monica Bellucci dans les parodies hilarantes de Jean Yanne et Alain Chabat, fidèle à l’esprit irrespectueux d’Astérix. Costumes de scène, accessoires, extraits de films et de BD, produits dérivés et publicités illustrent dans un joyeux mélange de glamour, de kitsch et de marketing le spectaculaire rayonnement de la figure de Cléopâtre. Une figure par ailleurs reprise en flambeau par des mouvements artistiques liés aussi bien au nationalisme égyptien des années 20 qu’à des luttes abolitionnistes et féministes célébrant dès le XIXe siècle son courage d’insoumise.

Une beauté de rêve

Art oblige, sur toile ou écran Cléopâtre est toujours belle. L’histoire pourtant n’en dit rien ! Les textes anciens n’évoquent que son pouvoir de séduction, redoutablement efficace mais attribué, quand ce n’est pas à sa lascivité enjôleuse, à des « charmes » non définis, dont aussi bien sa voix, un certain ton ou une aisance, flatteuse, à parler diverses langues. Ses très rares représentations retrouvées sont disparates : une paire de monnaies d’époque la montrent, dans un but sans doute d’ascendant politique, plus impérieuse que belle ; une ou deux sculptures incomplètes ne le prouvent pas davantage, et son tombeau reste muet tant qu’il n’est pas découvert.

Tout laisse penser qu’une transposition symbolique s’est tôt opérée, d’une personnalité devant qui tout plie vers une beauté à tomber par terre ou à se mettre à genoux. La chose pouvait paraître plus acceptable pour des Romains humiliés et plus enclins à accuser une ensorceleuse qu’à tolérer qu’une femme domine leurs chefs. Les allusions à sa voix orienteraient vers une autre hypothèse, complémentaire, faisant de Cléopâtre une maîtresse du verbe qui prend le pouvoir par la parole et recourt d’abord à ce bais pour – ce qui irait bien avec le venin-poison – instiller des idées très contraires à l’entendement d’une Rome qu’horrifie de toute éternité la perfidie qu’elle prête à l’Orient. Une habile rhétorique au service de vues stratégiques, jointe à une intonation persuasive, qui entraînerait des interlocuteurs circonvenus en douceur à les intégrer malgré eux, les désarmant sinon les contaminant…

Tout change alors: c’est par la bouche et l’oreille que Cléopâtre assure sa domination sur des hommes vidés de toute vertu romaine, et non en les menant, comme on se le figure, par le bout du nez. Au fait, était-il vraiment long celui de Cléopâtre ? Nul autre que Pascal n’en parle. Expert en calculs et probabilités, passionné par le rapport petites causes / grands effets, il ne cherche là qu’une image, au même titre qu’il évoque, ailleurs, le destin promis à Cromwell « sans un petit grain de sable qui se mit dans son uretère ». La petite cause qu’il examine dans sa fameuse pensée sur Cléopâtre est l’amour, ce « je ne sais quoi » dont il dit : « Les effets en sont effroyables. Ce je ne sais quoi, si peu de chose qu’on ne peut le reconnoître, remue toute la terre, les princes, les armées, le monde entier. Le nez de Cléopatre, s’il eût été plus court, toute la face de la terre auroit changé. » C’est bien vu : l’effet de ses manigances a régi toute la géopolitique. Mais pourquoi ce fantasme du nez ? Lui seul le sait. Vu la dimension proverbiale prise par son mot, on rêve toutefois à l’idée que, s’il eût parlé de bouche ou d’oreilles, sur terre toute la face de Cléopâtre aurait changé…

LE MYSTÈRE CLÉOPÂTRE
Institut du Monde Arabe
Jusqu’au 11 janvier

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