Elisabeth Vigée Le Brun

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  • Publié le . Paru dans L'Information Dentaire (page 96-97)
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Portraitiste et femme de tête

La reine des peintres. Sa vie, qu’elle raconte avec autant de modestie que de sûreté de soi, est un roman et mériterait le grand écran*. Rien n’y manque : fulgurante ascension, revers, romances, jalousies, trahisons, dangers, voyages, tout est haut en couleur, brillant et mouvementé. Mais surtout, c’est le portrait – sur près d’un siècle ! – d’un changement de société qu’elle incarne parfaitement. Née dans la petite bourgeoisie, elle se hisse à la Cour et dans l’intimité de la famille royale, voit aux premières loges l’apogée et la chute de l’Ancien Régime, peint toutes ces têtes qui vont tomber. Puis, ayant sauvé la sienne, elle peint ceux qui l’ont gardée et le valent, dans toute l’Europe, sous tous les régimes. Insouciante, frivole, ce joli minois aux boucles légères nourri au sein de Trianon ? Pas du tout. Tenant un salon coté où vient D’Alembert, la bergère a très bien vu qu’il allait pleuvoir. Sagement, avec cette familiarité du peintre partout chez lui et toujours à sa place, elle va garder dans le tumulte la tête haute et sa couronne de peintre femme, fière d’elle mais fidèle à ses origines humbles et à ce secret tout simple : « Peindre et vivre n’a jamais été qu’un seul et même mot pour moi. »**

Itinéraire d’une enfant surdouée. En nourrice à la campagne, puis au couvent à six ans, elle dessine sans cesse visages et paysages ; sur ses cahiers, ceux de ses amies, les murs du dortoir, partout, même sous la pluie des punitions. Ses retours au logis familial sont sources de joies fondatrices de son œuvre. Son père, peintre au joyeux caractère et qui l’adore, la laisse manier ses pastels et s’émerveille devant le premier portrait qu’elle lui tend, vers sept ou huit ans : « Tu seras peintre, mon enfant, ou jamais il n’en sera. » Son petit frère est « beau comme un ange », sa mère est la « divinité » de cette maisonnée emplie des chansons et des rires de convives choisis, artistes et gens de lettres. À douze ans, la fillette a fait provision de gaieté, d’harmonie, de tendresse et d’images de bonheur pour toute une vie. Et c’est tant mieux, car une funeste arête la prive soudain de ce père chéri : « Soyez heureux, mes enfants » est son dernier conseil, le meilleur peut-être. Elle saura en faire usage. Expulsée de l’enfance, elle prend à bras-le-corps un monde qui s’incline vite devant son talent précoce et sa jeune beauté. Mentors dévoués, Joseph Vernet et Greuze la consolent, la conseillent et la poussent dans la société. Mais c’est à son travail sans relâche qu’elle doit le succès. Tout le Faubourg Saint-Germain veut bientôt son portrait par cette Mademoiselle Vigée qui, à quinze ans, est si furieusement à la mode, tant elle unit avec grâce ressemblance et bienveillance. Très courtisée et gagnant sa vie dès cet âge, elle s’établit à son compte, droit que lui conteste la police qui saisit son matériel. Réagissant illico, elle se fait recevoir à l’Académie Saint-Luc par de vieux amis de son père et obtient sa patente. Elle a gagné une bataille, pas encore la victoire.

De l’audace, toujours de l’audace. Devançant la maxime de Danton, cette femme de tête n’entend pas se voir limitée aux portraits, malgré sa prédilection, ni cantonnée aux ouvrages de dame. Dès 1775, elle avance d’une bonne case en étant admise aux séances publiques de l’Académie Royale de Peinture. Mais pour son sexe, le chemin de la liberté est, au XVIIIe siècle déjà, semé de tracasseries sournoises et sans nombre. Alors, un an plus tard, à vingt et un ans, elle finit par dire oui – en se répétant non – à son voisin Jean-Baptiste Pierre Le Brun, qui lui permet de copier ses collections. Il est peintre, marchand de tableaux, écrivain d’art, a l’esprit d’entreprise et de l’entregent ; il peut être utile, surtout à qui ne peut avoir de statut que mariée. Tant pis s’il est aussi amateur de jeu et de petites vertus, croquera sa fortune et ne lui donnera qu’un seul bonheur : sa fille Julie. Au demeurant, sa jeune carrière vient de prendre un tout autre essor avec les premières commandes royales. Marie-Antoinette, satisfaite de son portrait, s’entiche d’elle, la cajole, requiert son talent avec constance et favorise son entrée à l’Académie Royale en 1783. À vingt-huit ans, elle est peintre officiel de la reine, une réussite au-delà de toute espérance. Elle l’a prouvé, une femme d’exception est une femme qui refuse d’être exceptée.

L’intimité en majesté. Vigée Le Brun est accueillie en commensale par une souveraine qui a exactement son âge. Amies ? Parbleu ! ricanent certains, pleins de sous-entendus que seuls les sourds n’entendent pas. Mais la reine des peintres, un temps grisée, regarde à la bonne distance ce modèle qui est sans doute son plus grand défi. Elle dira plus tard son désarroi, encore subjuguée par son port, sa grâce, sa prestance, sa grandeur : « Ce qu’il y avait de plus remarquable dans son visage, c’était l’éclat de son teint. Je n’en ai jamais vu de si brillant, et brillant est le mot, car sa peau était si transparente qu’elle ne prenait point d’ombre. Aussi ne pouvais-je en rendre l’effet à mon gré : les couleurs me manquaient pour peindre cette fraîcheur, ces tons si fins qui n’appartenaient qu’à cette charmante figure et que je n’ai retrouvés chez aucune femme. » Un jour, elle lui avoue son admiration pour l’élévation si noble de sa tête ; la reine, en riant, réplique : « Si je n’étais pas reine, on dirait que j’ai l’air insolent ; n’est-il pas vrai ? » L’Histoire tranchera le débat.

Des ors à l’orage. Pendant dix ans, le peintre s’acquitte de la faveur royale en magnifiant toujours plus adroitement son modèle tout en tentant de redresser son image dans l’opinion publique. Elle la présente en bonne mère et la défend dans L’Innocence trouvant refuge dans les bras de la justice, son tableau de réception à l’Académie. Il est déjà bien tard pour « l’Autrichienne », mais elle le fait par amitié sincère, admiration réelle, conviction politique, peut-être. Jamais elle ne reniera sa fidélité, même traînée dans la boue des calomnies, victime collatérale de la rage contre « le parti de la Reine » dont la Duchesse de Polignac est la maîtresse. Celle-ci, en obtenant le renvoi de Necker le 11 juillet 1789, met bien étourdiment le feu aux poudres de la Bastille. En octobre, dès le lendemain de la marche sur Versailles, Vigée Le Brun rentre ses blancs moutons, prend sa fille sous le bras et la diligence pour l’Italie. À trente-quatre ans, sa troisième vie commence, non moins fastueuse.

Libre, moderne, peintre et femme avant tout. Son nom la précède, sésame qui ouvre les portes des académies et des palais. Pensez, elle peignait Marie-Antoinette !… Puis on découvre son talent. L’Italie s’enflamme, avant l’Allemagne, l’Autriche, la Russie et l’Angleterre. Partie sans argent, elle refait sa fortune en douze ans d’exil forcé, fêtée et sollicitée partout. Plus que jamais, peindre et vivre sont même chose pour elle. Certes elle fait du Vigée un peu figé, en apparence ; c’est la rançon du succès et ses limites. Mais elle continue de chercher, d’apprendre, d’étudier les autres peintres. Ambassadrice d’un style français, elle diffuse en retour des impressions cosmopolites, saisit des caractères propres aux pays. Quoique flatteuse sans doute et pas exempte de mignardise, elle cueille en chaque visage une vérité profonde qu’elle rend avec autant de sensibilité que Greuze et plus de vie qu’Ingres. L’acuité de ses sens l’effraie parfois : « J’entends trop, je vois trop et je sens tout d’une lieue », se plaint-elle. Propos romantique, il est vrai, mais ce trait révèle derrière l’aimable et délicate portraitiste, l’intelligence pénétrante de son œil et la force de sa personnalité, qui rendent si ridicule le débat sur le sexe des peintres. Autre ineptie, le reproche de mièvrerie : c’est confondre sentimentalité affectée et affection vraie. Vigée Le Brun peint la douceur, la tendresse, l’amitié, l’amour filial avec passion ; elle y excelle, sa science du geste est sûre et sa traduction des élans est d’une spontanéité très moderne. « Le bonheur est une idée neuve en Europe », venait de dire Saint-Just. Elle le fait éclater comme personne, principalement au féminin, à travers le sourire de filles, de mères, d’amies, peintes comme autant de manifestes. Son combat est aussi contre l’époque : ses yeux qui n’ont pas vu la Terreur ont connu cette douceur de vivre que Talleyrand prêtait à l’Ancien Régime, et elle en perpétue les charmes disparus, ultimes adieux à la reine qui avait élevé les femmes. Car « les femmes régnaient alors à Paris, la Révolution les a détrônées ». Nulle coquetterie ici, mais protestation préféministe et lucide contre une non-reconnaissance des femmes, soi-disant libres et égales. On la comprend : depuis la Révolution, il n’y a plus de peintres Académiciennes…

* Un documentaire, Le fabuleux destin d’Elisabeth Louise Vigée Le Brun, peintre de Marie-Antoinette, d’Arnaud Xainte et Jean Frédéric Thibault, accompagne l’exposition et sort en DVD le 23 septembre.
** Les citations sont extraites des souvenirs publiés par E. Vigée Le Brun en 1835-37 à Paris.

Elisabeth Louis Vigée Le Brun
(1755-1842) – 23 septembre au 11 janvier
Grand Palais, Galeries nationales

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