En Alsace, trois visions du monde…

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  • Publié le . Paru dans L'Information Dentaire (page 90-93)
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Éclairer les hommes

Le père de la statue de la Liberté, Auguste Bartholdi, est loin de se réduire à l’esthétique d’une époque cocardière et grandiloquente qu’il symboliserait. La somme récente de l’historien Robert Belot, source de cette exposition, lève bien des coins du voile sur le sculpteur méconnu dont elle révèle l’audace artistique. On découvre, surpris, l’étendue de ses réseaux amicaux, philosophiques, politiques, ses liens directs avec les acteurs de chantiers mondiaux, son aptitude à trouver des solutions d’ingénierie aussi bien matérielle que financière, son génie marketing et sa science des produits dérivés. Tout jeune déjà, Bartholdi voyait grand. Il aimait les grandes causes et les grands hommes et savait les magnifier, ce qui lui valut un chapelet de commandes, à Colmar sa ville natale puis bien au-delà. Celui qui célébra tant de héros (Vercingétorix, La Fayette, Washington…) en possédait l’étoffe : aide de camp de Garibaldi dans l’armée des Vosges en 1870, il lutta contre l’annexion de sa « petite patrie ». Mais cet homme de concorde n’avait rien d’un va-t-en-guerre ; ce qu’exalte son fameux Lion de Belfort, c’est la résistance, non le bellicisme. La vraie gloire pour lui était de servir par son talent les idéaux auxquels il croyait : la liberté, le progrès, la diffusion des lumières. C’est ce que fera triompher à New York son œuvre phare, La Liberté éclairant le monde, aboutissement entre 1870 et 1886 d’une histoire au très long cours ; car le fruit de sa ténacité et de son entregent est né d’une inébranlable foi en l’éloquence du colossal, révélée des années plus tôt dans les sables d’Orient.
 

Une lointaine fille du Nil

Avant de découvrir le Nouveau Monde, Bartholdi s’est passionné pour l’ancien. Au printemps de 1855, à vingt et un ans, il participe à l’Exposition Universelle de Paris et se promet de voir l’Égypte, alors dans l’effervescence des projets de Canal de Suez*. En décembre au Caire, il hisse la voile pour Assouan avec le peintre d’histoire Gérôme, décidé à pousser jusqu’au Sinaï, à la Mer Rouge, à l’Abyssinie et au Yémen de Moka et de la Reine de Saba – à peu près l’itinéraire de Rimbaud vingt-cinq ans plus tard. Le sculpteur rapportera de ce voyage une brassée d’impressions, dessins et photographies, mais surtout le sens du rapport idéal entre sites et monuments grandioses. De retour à Paris, il retrouve à l’échelle réduite le chantier de Suez dans l’Exposition de 1867. Un raccourci s’opère en lui entre antiquité et modernité, éclairé par une idée brillante : il faut à ce canal un phare digne de celui d’Alexandrie, mais porteur des valeurs nouvelles. Il esquisse aussitôt une femme drapée de 30 ou 40 mètres de haut, brandissant un flambeau et baptisée… L’Égypte éclairant l’Orient. Reste à convaincre les manitous du Canal, Ismaïl Pacha et Lesseps, qui le reçoivent au Caire, deux ans trop tard : l’inauguration approche, la ruine du vice-roi aussi ; le projet est boudé. Mais Bartholdi a tant rêvé sa femme-phare au beau message qu’elle n’attend plus qu’un socle. L’évidence du site s’impose à lui lors d’un voyage aux États-Unis en 1871. Il sera américain et idéalement placé : sur un îlot devant New York et dans le cadre du centenaire de la déclaration d’indépendance – pour lequel la France cherche un cadeau. C’est là, face à l’Europe, que s’érigera la statue de la Liberté, avec le concours d’Eiffel dont la tour lui répondra bientôt. Le piédestal, signé Richard Morris Hunt, s’inspirera de celui du phare d’Alexandrie, et beaucoup verront l’image d’Isis dans la statue ancrée dans la maçonnerie.

* Voir Id n° 14-15 du 11 avril 2018, sur L’Épopée du Canal de Suez, exposition à l’IMA.
 

Libérer les femmes

La sœur de l’auteure du Deuxième Sexe a elle aussi – sinon plus – accompagné les révoltes étudiantes de mai 1968, dénoncé l’hypocrisie morale, les violences faites aux femmes et leurs souffrances, milité contre l’oppression sous toutes ses formes. Née en 1910, Hélène de Beauvoir s’est fait connaître et reconnaître comme peintre, trouvant sa voie personnelle entre le cubisme, l’orphisme et le futurisme. Quant à sa voix, c’est celle d’une femme engagée qui a observé la condition de la femme et l’état du monde dans divers pays, dont le Portugal, l’Autriche, la Serbie, le Maroc ou l’Italie, avant de se fixer en Alsace pour quarante ans. Les combats et les slogans de Mai 68 régénérèrent sa créativité engagée, et la trentaine de toiles qui en naquirent demeure un témoignage rare sur les événements. Interrogeant figures et paysages, elle s’est exprimée par une féconde production (près de 3 000 œuvres), retracée par thèmes dans cette rétrospective.
 
Hélène de Beauvoir. Artiste et femme engagée. Musée Würth, Erstein, jusqu’au 9 septembre 2018.

Shadoks, un pavé dans le PAF

Pour une révolution, c’en était une, il y a cinquante ans. Pas à la fac, pas à l’usine. Bien pire : à la télévision, quelques jours avant Mai 68 ! En dynamitant la logique ordinaire avec méthode, en ratant avec système, les drôles d’oiseaux de Jacques Rouxel coupèrent la France en deux. Les anti-Shadoks, indignés par ces maths modernes d’un humour « nonsense » inconnu, incendiaient l’ORTF. Leur fureur décuplait l’hilarité des pro qui se roulaient par terre comme les Gibis, ennemis doués des Shadoks, devant les vains efforts des bestioles pour décoller de leur calamiteuse planète, asservis par un fumeux Devin-plombier et un Marin syllogique. « Pendant ce temps-là, les Shadoks pompaient » devint une réplique culte et subversive dans une société fondée sur l’ordre et le travail, de même que l’imparable « Plus ça rate, plus on a de chances que ça réussisse », qui absolvait les cancres, et le définitif « S’il n’y a pas de solution, c’est qu’il n’y a pas de problème ». Le programme n’occupait l’écran qu’une poignée de secondes chaque soir, mais beaucoup les esprits. La mémoire en a été réactivée par un heureux retour de la série au tournant du siècle. Sollicité alors pour une publicité (par un inconditionnel, auteur de ces lignes), Jacques Rouxel proposa un formidable « désordinateur » Shadok qui conquit l’annonceur, grand et très rationnel concepteur de logiciels. Son génie, qui manque tant aujourd’hui, revit à travers les 120 dessins, story-boards et celluloïds de cette exposition… inratable.
 
Les Shadoks ont 50 ans, une révolution animée. Musée Tomi Ungerer. Centre international de l’Illustration, Strasbourg, jusqu’au 8 juillet

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