Est-il éthique de répondre à une demande non thérapeutique?

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  • Publié le . Paru dans L'Information Dentaire (page 37-39)
Information dentaire
La tendance actuelle est à la personnification du corps, notamment par des tatouages et des piercings. En 2007, l’Académie Nationale de Médecine attirait l’attention sur les risques non négligeables que comportent ces pratiques. Une effraction cutanée ou muqueuse, avec parfois l’insertion d’un corps étranger, peut représenter une atteinte à l’intégrité physique ou psychique avec mise en danger de l’individu. En 2010, le Conseil National de l’Ordre des chirurgiens-dentistes informait la profession que la pose de strass ou de bijoux dentaires ne relevait pas de la capacité professionnelle dentaire. La responsabilité juridique des personnes exerçant ces pratiques peut alors être engagée...

Situation


Un patient présente un piercing sur la langue et sort un strass dentaire de sa poche. Il me demande de le lui coller et de vérifier son piercing.

Je suis un professionnel médical et mon travail ne consiste pas à accepter toutes les demandes de mes patients, en particulier celles qui ne correspondent pas à un traitement thérapeutique.

Que dois-je faire pour rendre le meilleur service à mon patient ?

Puis-je répondre à son attente et coller le strass afin de lui éviter les risques sanitaires de la pose en dehors de règles d’hygiène et d’asepsie ?
Dois-je assurer le suivi médical d’un piercing que je n’ai pas placé en bouche ?
Quels conseils donner à mon patient pour le prévenir d’éventuels méfaits sans engagerma responsabilité sur des actes purement “esthétiques” ?

Réflexions du Docteur Claude-Bernard Wierzba

Maître de Conférences à la Faculté de chirurgie dentaire, Université Paris Descartes

Praticien hospitalier

Depuis Freud, l’on sait que le sujet humain est un être de langage, animé par des pulsions et divisé par des désirs indestructibles dont il n’a jamais terminé de prendre la mesure, car l’énigme qu’il constitue à ses propres yeux ne s’épuise jamais.

Le piercing (ou perçage) est une mutilation cutanée ou muqueuse, dont la pratique est apparue dans les années 1960, même si de nombreux exemplesde mutilations corporelles pratiquées dans lestemps anciens se retrouvent. Le piercing touchantaujourd’hui toutes les couches de la population,représente une véritable mode, permettant à l’adolescent pensant améliorer son esthétique et créer une démarcation sociale, de se différencier, de s’affirmer, de se construire et de s’exprimer.

Ces dernières années, la sphère buccale et péri-buccale est devenue une cible privilégiée, la langue (81 %) et les lèvres (38 %) étant les sites les plus fréquemment “percés”.

La mise en place d’un piercing n’est pas un acte banal et peut même se révéler dangereuse. Les complications peuvent être soit immédiates, soit tardives, leurs effets pouvant se limiter à la cavité buccale, ou présenter des répercussions systémiques.

Les risques locaux lors de la réalisation chirurgicale d’un piercing peuvent être des lésions vasculaires, nerveuses, musculaires ou allergiques. Les risques généraux immédiats sont soit un simple malaise vagal, soit la transmission de maladies virales (HVB, VIH ou Papilloma virus) ou bactériennes (tétanos).

Les complications à court terme locales sont dominées par des douleurs, des réactions inflammatoires, des infections, des troubles vasculaires et des manifestations allergiques ; les complications générales peuvent être dramatiques avec des problèmes infectieux majeurs (septicémie, endocardite, choc anaphylactique) ou des obstructions de voies aériennes.

Plusieurs décès, imputables au piercing, sont rapportés dans la littérature depuis 2002.

Des complications à long terme peuvent survenir : locales, des problèmes parodontaux (récessions), dentaires (abrasions, fêlures, fractures) ; ou générales (hypersalivation, électro-galvanisme ou même ingestion ou inhalation du bijou).

Du fait de son succès, le piercing est devenu un véritable problème de santé publique, car il n’est pas toujours réalisé dans des conditions optimales d’hygiène. Devant l’augmentation du nombre des candidats au piercing dans le monde occidental, les motivations des candidats étant très hétérogènes, allant de la démarche esthétique à l’acte thérapeutique en passant par la banalité des apparences. Alors, comment interpréter la diffusion massive du piercing : expression d’une souffrance ou quête de plaisir, rituel d’appartenance, recherche du soi ou jeu dangereux ?

Le chirurgien-dentiste est directement concerné par ce phénomène.

Dans un premier temps, il doit informer son patient sur les risques possibles, lors de la mise en place, ou bien devant un piercing existant.

Il doit refuser toute mise en place d’un piercing, se justifiant par la décision du Conseil National de l’Ordre des Chirurgiens-Dentistes, par les complications liées à toute effraction cutanée ou muqueuse suivie par la mise en place d’un corps étranger, représentant une atteinte à l’intégrité physique ou psychique du patient.

L’identité d’un adolescent n’est plus fondée sur des principes ou des idéaux, mais tout simplement sur des signes.

L’odontologiste se retrouve donc en première ligne par la demande de mise en place de piercings oraux ou bien dans le suivi d’un piercing positionné antérieurement.

Si le Code de déontologie ordonne de soulager la douleur de nos patients, le rôle de l’odontologiste sera en premier lieu d’informer son patient et d’assurer une prévention afin d’éviter toutes les complications, et ne pas engager sa responsabilité juridique pour des actes non thérapeutiques liés à un phénomène de société.

Réflexions du Professeur Jean-Paul Markus

Professeur de droit public à l’Université de Versailles-Saint-Quentin

Directeur du Master 2 Droit privé et public de la santé

Quelle différence entre la pratique d’un piercing et la pose d’un implant à visée esthétique ? La technicité ? Non : dans les deux cas, une faute technique peut causer des dommages, qui auront les mêmes conséquences juridiques.

En réalité, certains actes à visée esthétique sont tolérés sur le plan déontologique et d’autres pas. Les actes tolérés répondent à deux critères : d’abord, ils peuvent avoir au moins une visée fonctionnelle. Un implant très onéreux n’est pas forcément nécessaire, mais il remplit la fonction d’une prothèse mobile de base. Ensuite et surtout, alors même qu’ils n’ont pas de visée thérapeutique, ces actes répondent à ce que le patient regarde comme un défaut, une disgrâce, un outrage du temps qu’il veut réparer, “guérir”. C’est d’ailleurs pourquoi un professionnel de santé ne saurait entreprendre une intervention à visée esthétique disproportionnée par rapport au défaut constaté. Il lui appartient, face à certains patients dont le défaut esthétique n’a rien d’évident, de le raisonner voire de l’adresser à un psychothérapeute.

S’agissant du piercing ou de la pose d’un bijou dentaire, on est bien loin du but fonctionnel ou réparateur. On verse dans l’accessoire de mode et c’estcette différence qui explique qu’un chirurgien-dentiste ne saurait se lancer dans ce secteur d’activité sans se fourvoyer.

Mais alors quelles sont les obligations d’un chirurgien-dentiste à l’égard d’un patient paré d’un piercing ou d’un bijou dentaire ? En tant que médecin de la cavité buccale, le chirurgien-dentiste devra, même à l’occasion d’une visite relative à un autre problème, vérifier si ces parements ne sont pas source d’infection ou de troubles fonctionnels : c’est son devoir de dévouement et de soins attentionnés. S’il détecte un problème, il devra en informer le patient, voire s’entendre avec lui pour le soigner.

Peut-il aller plus loin ? Reposer un piercing mal posé ou déposé pour soigner une infection ?

Nous ne voyons pas d’objection à retirer un piercing ou un bijou pour soigner une infection par exemple. Nous ne voyons pas non plus d’obstacle à le reposer après guérison, dans le respect des données acquises de la science (donc ne pas reposer un piercing sur une partie de la bouche où il n’aurait jamais dû être posé).

En revanche, il ne nous paraît pas compatible avec la déontologie de pratiquer un piercing à partir d’un bijou apporté par le patient, et encore de fournir ce bijou (ce mélange des genres est déjà effectif chez les fournisseurs de matériels dentaires, qui proposent très souvent des bijoux).

Le seul facteur qui pourrait justifier que les chirurgiens-dentistes se lancent un jour dans cette activité serait la multiplication des incidents de santé liés aux interventions de professionnels du piercing toujours plus nombreux, et aux compétences de plus en plus souvent douteuses. À ce moment, deux solutions présenteraient : renforcer la réglementation et les conditions d’exercice du piercing ; ou autoriser les chirurgiens-dentistes à s’y mettre, dans un intérêt de santé publique.

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