On ne sait que peu de choses de Francisco Martínez, né vers 1525 à Castrillo de Onielo dans la région de Palencia. C’est après avoir voyagé ou guerroyé « par les Flandres et l’Italie avec Don Philippe » (futur roi en 1557) qu’il rentre à Valladolid vers 1555-1556 ; il dit « n’avoir pas consacré sa vie et son temps à une autre cause que la douleur bucco-dentaire ». La page titre de son ouvrage actuellement rarissime, le Coloquio breve y compendioso. Sobre la materia de la dentadura, y maravillosa obra de la boca (Dialogue bref et concis sur la denture et ce chef-d’œuvre merveilleux qu’est la bouche), publié à Valladolid en 1557 (fig. 1) indique qu’il est bachelier et chapelain du prince Don Carlos (1545-1568) (fig. 2).
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En 1565, il est licencié et nommé dentiste à la cour de Philippe II. En 1570, fort du succès du Coloquio, il publie un Traité augmenté, le Tractado sobre la materia de la dentadura.
Le Coloquio est un dialogue entre l’auteur et différents personnages de Valladolid : le premier répond aux questions des seconds avec sérieux, bon sens et humour. L’objectif est « d’extirper les abus, les duperies, les erreurs, les négligences, les bévues qui font perdre prématurément les dents à une multitude de personnes », d’informer et protéger les patients des pratiques abusives et dangereuses des charlatans et d’apporter aux barbiers un peu plus de savoir. Les échanges sont souvent très drôles ; ils forment un précieux document humain sur les croyances et superstitions au XVIe siècle.
Avant-gardiste…
Cet ouvrage didactique livre tout ce que l’on doit savoir sur les dents, leurs maladies, la douleur et les traitements possibles et certaines déclarations se révèlent tout à fait novatrices. Ainsi, six années avant le Libellus de dentibus (1563) de Bartolomeo Eustache (voir L’Information Dentaire n° 27 du 5 juillet 2017), Martínez décrit déjà l’émail et la dentine : « Il n’y a pas d’acier plus dur et résistant que la première enveloppe de toutes les dents, ni de bois plus mou et tendre que leur partie interne. » Il déclare également que « la dent est gouvernée par de petites veines et de petits nerfs », c’est-à-dire que les premières la nourrissent et les seconds lui donnent le sentiment, c’est-à-dire la sensibilité.
C’est aussi pour conserver les dents tout au long de la vie que sont énoncés des préceptes de propreté, proches de ceux des Arabes dont la propreté buccale faisait partie des règles religieuses. Alors que l’on sait que sous le règne du très catholique Philippe II, la négligence de soi, la crasse protectrice et l’haleine « puante » attestaient d’attitudes vertueuses. Les quelques règles générales et succinctes édictées pour se « tenir propre » ne l’étaient que dans un souci de « courtoisie », donc réservées à la société de cour. Martínez tient non seulement à préserver la santé bucco-dentaire, mais aussi le bien-être intime de chacun. Il déplore que « assimilant ça à une occupation très honteuse, beaucoup n’osent pas le faire, même s’ils le désirent et en sentent le besoin ; et s’ils le font, c’est en cachette et dans la peur de susciter un scandale ». Et l’un des interlocuteurs de renchérir : « Voulez-vous que je vous dise à quel point vous dites vrai ? Une de mes belles-sœurs, veuve, s’est fait nettoyer les dents ; mes frères et des proches voulaient la lapider et je n’étais pas le dernier, disant qu’elle voulait se remarier et, si l’on regarde ça sans passion, la pauvre n’a offensé ni Dieu, ni le monde, parce qu’on lui a retiré un couffin de tartre. » On voit ici Martínez prêter ainsi avec beaucoup de subtilité des désirs à ceux qui n’en avaient probablement pas, pour mieux les convaincre de la nécessité de prendre soin de soi.
Et si Montaigne avait « appris dès l’enfance à les frotter de sa serviette, et le matin et à l’entrée et issue de la table » (Les Essais, 1580), Francisco demande plus : « Il faut d’abord rincer la bouche à l’eau froide le matin au réveil, puis essuyer les dents avec un linge fin et, après chaque repas, faire de même avec du vin coupé d’eau. » Des cure-dents en or portatifs et personnels fabriqués par le bijoutier Miguel Sanchez de Valladolid sont vivement conseillés pour enrayer la formation du tartre (fig. 3).
Et, dans le non-respect de ces préceptes, il n’est point question d’espérer de pallier la perte des dents par des dents postiches comme Ambroise Paré (1510-1590) les représente (fig. 4) dans sa Méthode curative des plaies (1561). Témoignage vrai ou fiction pour la démonstration : la propre sœur de l’auteur est dite être entrée dans les Ordres par désespoir de ne plus pouvoir trouver un mari après avoir fait remplacer une dent manquante. « Et à dire vrai, elle a eu raison, elle sent de la bouche à une demi-lieue. […] Pour mettre une dent, il faut l’attacher à deux autres, en serrant fort. En attachant et en détachant, soit pour la nettoyer, soit parce que le fil s’est cassé, soit parce qu’elle remue, soit qu’elle n’est pas bien mise, les deux dents auxquelles elle est attachée vont forcément bouger et pour la même raison vont tomber.
Qui en a mis une voudra en mettre trois et si une en a fait tomber deux, trois font tomber plus et ainsi de suite. De cette manière, pour avoir une dent postiche une année, on se retrouve à vie sans ses vraies dents et avec mille autres ennuis qui s’ensuivent. » On ne retrouvera cette dénonciation de pur bon sens que chez Anselme Jourdain (1734-1816), lors de la deuxième moitié du XVIIIe siècle ! (Réflexions et observations sur toutes les opérations de l’art du dentiste, 1760).
Un précurseur de l’Art Dentaire
Martínez est le premier auteur à se préoccuper de la première dentition, du dépistage précoce des caries et des malpositions dentaires en remédiant à ces dernières par l’extraction d’une dent temporaire minutieusement choisie. Il propose les instruments adéquats pour chaque acte (fig. 5, 6 et 7). Il expose également le traitement des ébranlements dentaires d’origine traumatique, ébauchant ainsi la parodontologie. Il s’insurge contre la croyance en un ver dentaire responsable de la carie, contre la goinfrerie, l’abus des sucreries, l’usage des fards (fig. 8) comportant du sublimé (chlorure mercurique) dévastateur non seulement pour la peau mais aussi pour les dents et les gencives.{{FIG3}}
Enfin, on a vu récemment qu’Urbain Hémard (1548 ?-1592) avait plagié discrètement le Libellus de dentibus de Bartolomeo Eustache ; Bernardin Martin (1629-1695 ?) à son tour a largement pillé le Coloquio dans sa Dissertation sur les dents (1679). Ce qu’aucun historien à ce jour n’avait remarqué, ayant négligé cet ouvrage écrit en vieux castillan ! Seule la traduction en français que j’ai faite en collaboration avec Gérard Morisse, publiée en 2010 (fig. 9), m’a permis de mettre à jour tout ce que Pierre Fauchard attribuait à Martin que ce dernier devait à Martínez ! {{FIG4}}
Ce petit aperçu d’un ouvrage trop longtemps méconnu, à la fois novateur, pertinent et réjouissant par la naïveté des dialogues, souvent pétris d’humour, montre que Francisco Martínez de Castrillo de Onielo fut un heureux Fauchard espagnol du XVIe siècle !
Références
Martínez de Castrillo F. Coloquio breve y compendioso sobre la materia de la dentadura y maravillosa obra de la boca, con muchos remedios y avisos necessarios. Y la orden de curar, y adreçar los dientes. Valladolid, Sebastian Martínez, 1557, (c. 1525-1585).
Dialogue bref et concis sur la denture et ce chef d’œuvre qu’est la bouche. Paris, édition de Micheline Ruel-Kellermann, Gérard Morisse, Collection Pathographie – 5, De Boccard, 2010.
Ruel-Kellermann M. « L’héritage castillan de Francisco Martínez de Castrillo. De Bernardin Martin à Pierre Fauchard », Actes de la SFHAD, 2010, 15 (http://www.biusante.parisdescartes.fr/sfhad/vol15/2010_09.pdf).
Pour plus d’informations
http://www.biusante.parisdescartes.fr/sfhad/
http://www.biusante.parisdescartes.fr/mvad/
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