Marquet le Magnifique

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La vérité crue de la Seine. En 1910, Albert Marquet regarde passer sous ses rideaux, Quai Saint-Michel, le sourd déferlement du fleuve inendiguable. Il peint la désolation silencieuse, la puissante coulée de la plaque de cuivre sous la nuée d’étain, l’obstination des omnibus sur le pavé noyé du pont, les tristes perspectives des badauds et l’horizon douteux. On dirait des notes prises pour un tableau à venir, tant les aplats sont brefs, les cernés hâtifs, les détails mesurés. Mais il n’y aura pas d’autre tableau : il est fait. Tout l’événement est là, saisi dans la morne pâte du sinistre et restitué sans épate. Le geste de Marquet est rapide, sûr et remarquablement discret. Aucun tapage mais du cadrage ; une science hors pair de la construction guide ce dessinateur-né qui brosse de chic sur le motif. Quant à sa sobriété, elle ne tient pas qu’au choix du sujet : quand le soleil fera oublier la crue, fondre les neiges gourdes et sécher les brouillards mouillés, ce ne sera pas pour faire place à une exubérance de couleurs et de signes. Il y a un formidable sens du détail dans les toiles de Marquet, mais toujours à l’économie et à la poursuite d’un seul but : servir la composition. C’est le petit détail qui l’intéresse, la virgule qui suffit à styliser une attitude, le fin triangle d’une voile au loin qui crée l’immensité. Peu de peintres ont compris comme lui le mot de Talleyrand, « tout ce qui est excessif est insignifiant ».
Marquet a la volonté de s’en tenir au strict nécessaire et le talent de le camper d’un trait. Attaché au vrai, au juste, il pratique une ellipse fluide et pleine d’élégance, qui sied à merveille aux lumières mouvantes de la Seine, à la vie sémillante des ports et aux délicates brumes marines qu’il affectionne.

La scène aux premières loges. Singulier pleinairiste d’intérieur, Marquet voit le monde de sa fenêtre, au sens propre comme au figuré. Ses divers ateliers au fil du fleuve sont invariablement en surplomb, conditionnant une vision qui devient sa signature : légère plongée, ciel réduit, diagonales, point de fuite excentré. Il choisit ses lieux de vie et de travail comme on plante son chevalet, là où motif et cadre s’appellent mutuellement. D’où l’impression qu’il se place – et nous place – toujours au meilleur fauteuil pour jouir de la représentation. Cette certitude confortable est la première cause de la délectation tranquille que procurent ses œuvres. Avec le recul, on s’aperçoit aussi qu’il organise ses compositions comme un cinéaste fait son cadre avant de tourner. Tout est en place avant qu’on dise « action » et chaque élément joue son rôle dans le plan. C’est une vision très moderne du pittoresque ; on sent que ce rameur qui passe, ce vapeur qui rentre au port, est intéressant par sa présence dans la composition générale, non en tant que sujet à peindre ; le rameur ou le vapeur suivant ferait autant l’affaire. Il en résulte une sensation très forte d’instantanéité et de vie. Rien n’est figé, tout est surpris dans l’éphémère. Parfois, le moment capté est si subtil, fragile même, qu’on se dit que peint une seconde plus tard, le tableau serait différent. C’est d’ailleurs pleinement sensible dans les séries, qu’il pratiquait comme Monet, consacrées essentiellement à la mer.

« La mer, la mer toujours recommencée. » Le beau vers de Valéry convient bien au travail de Marquet dans ses innombrables variations. Pas plus que lui face à l’océan, on ne se lasse de contempler ses marines, toujours différentes, toujours étonnantes de simplicité apparente. Dans ces séries, on voit qu’il a surtout retenu de l’impressionnisme ce que Monet – autre myope – y avait apporté : l’impression proprement dite. On reconnaît encore le fauve de 1905 à la simplification des formes et à la sensation d’improvisation rapide ; mais son esprit de mesure, ou son amour de l’eau, le fait embrumer les tons purs d’un peu de beige, de gris ou de mauve. Hors des courants, il évolue pour faire avant tout du Marquet, c’est-à-dire, selon son mot, « peindre comme un enfant sans oublier Poussin ». C’est un fauve doux ; ses couleurs ne crient pas, elles chantent, une petite musique très personnelle qui ravit l’âme. Marquet le discret est souvent vu comme un chat d’appartement plus que comme un fauve en liberté. Ce faux casanier est en réalité un grand voyageur qui cherche une lumière dans chaque port. Il va voir la neige de Norvège et le soleil du Sahara, mais il lui faut très régulièrement jeter l’ancre au Havre et à Marseille, à Hambourg et à Naples, à Alger et à Dakar. Il n’en rapporte pas des images documentaires, mais rend palpables leur atmosphère particulière, ce qui palpite d’unique dans leur lumière, dans le friselis transparent de leurs vagues. Comment Marquet réussit à surprendre à travers une telle fidélité thématique, c’est ce que seule une grande rétrospective pouvait révéler. De rivières en rivages, la promenade est un enchantement continu : non seulement la réunion, nombreuse, d’aussi splendides toiles et dessins exalte leur calme équilibre, la paisible harmonie qui les lie, mais elle engendre un bénéfique sentiment d’apaisement. Une véritable cure d’art-thérapie.
Albert Marquet, peintre du temps suspendu Musée d’art moderne de la Ville de Paris, jusqu’au 21 août

Correspondance : ecrire@thierryleroux.paris

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