Musique en marche, la bande-son de la République

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  • Publié le . Paru dans L'Information Dentaire n°23 - 11 juin 2025 (page 50-53)
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À quoi sert une chanson si elle est désarmée ? », s’interroge par la voix de Julien Clerc Étienne Roda-Gil, auteur trop oublié de tubes inoubliables. À part l’Eurovision, tout le monde sait qu’une chanson doit porter, entre notes et mots, quelque chose qui touche. À des degrés divers : une simple cadence bien trouvée peut suffire à la faire trotter en tête. Mais pour remuer le cœur, elle se doit d’être bien troussée, c’est-à-dire mêler avec art le frappant à l’entraînant. Provoquer l’émotion a alors pour effet de déclencher la motion, la réaction de tout le corps et très littéralement de la tête aux pieds. Parfois pour battre avec entrain la mesure, mais parfois pour battre activement le rappel ou même la générale. C’est dans ce cas de figure que se range la chanson armée, de la Fronde chansonnant Mazarin dans un Paris séditieux à Rouget de Lisle sonnant l’alarme aux citoyens de 1792. Armée donc ; mais pour l’union, ou pour la discorde, s’il s’y entend un ferment subversif ? Pour la bonne cause, toujours ! répond adroitement, aux Archives nationales, et avec le concours du Conservatoire national supérieur de musique et de danse, cette exposition qui montre comment la musique a servi la construction de la République entre la Révolution et le Front populaire.

Musique : la Nation
Paroles : le Peuple

La Révolution, qui a coupé beaucoup de sifflets et tranché dans le vif des académies de musique, veut faire entendre la sienne. À cet effet, elle réorganise son enseignement en faisant fond sur un élan patriotique à l’évidence stimulé par les fulgurants succès de La Marseillaise et du Chant du départ, mais aussi de La Carmagnole et autres Ah, ça ira… Diverses institutions, menant au Conservatoire national en 1795, sont créées pour former des talents aptes à glorifier haut et fort ses vertus, son armée, ses victoires, et à célébrer en grande pompe ses fêtes populaires, affirmant ainsi le rôle civique de la musique. Le sans tambours ni trompettes n’est pas son style. Il faut au contraire faire grand bruit de sa grandeur. Dans les orchestres, les cordes baissent d’un ton, tandis qu’haussent le leur des cuivres et bois dont on a remarqué qu’ils font en extérieur un meilleur effet sonore, visuel aussi par les formes farouches – faciès de python, anneaux de boa – qu’on leur donne. C’est d’une part une question de prestige : l’ancien régime avait ses Te Deum et les volées de cloches de ses églises pour célébrer les hauts faits, signes aériens de la puissance du roi retombant sur son peuple. La jeune République a besoin d’occuper cet espace et de s’inventer son propre univers sonore, à travers une musique capable non seulement de subjuguer les foules, mais encore de devenir la nouvelle illustration de la liesse populaire. Elle doit pouvoir incarner et clamer les valeurs qui se lèvent : la joie des abolitions et des conquêtes, la ferveur de la concorde et de la fraternité, l’irrésistible marche vers la liberté. D’autre part, c’est une nécessité pratique : il lui faut, par des tonalités martiales, maintenir un état d’alerte pour protéger un régime encore fragile, en danger extérieur comme intérieur, et pour cela entretenir en quelque sorte un certain pied de guerre dans l’air. À ce tocsin ambiant il importe aussi de donner un fond de message concret, des paroles fortes. Et ce sera la voix du peuple même qui les écrira : dès l’An II, le 27 prairial (15 juin), le Comité de Salut public « appelle les poètes à célébrer les principaux événements de la Révolution française, à composer des hymnes et des poésies patriotiques ». Gros succès : de tout le pays, citoyens et citoyennes adressent à la Convention odes, chants et marches à la gloire de la patrie et du nouveau régime, et c’est là un exemple marquant de ce qu’on appellera plus tard un imaginaire social instituant. Il s’est forgé là tout un répertoire, que les Archives nationales ne sont pas seules à avoir conservé : on s’aperçoit que, transmis par la mémoire collective, l’esprit sinon la lettre de cette expression populaire spontanée a traversé et nourri les élans républicains de chaque époque, avec la persistance souterraine d’un rhizome jamais à court de floraisons. La musique est d’autant plus ce qui le propage que les paroles proposées par les uns et les autres sont dites à chanter « sur l’air de… », renvoyant à une mélodie connue de tous, ce qui facilite à l’infini la diffusion et les reprises. À côté de ces variations, qui ont surtout le mérite de la duplication de messages, il y a les deux grands invariants gravés, mieux que dans le marbre, dans les consciences : Le Chant du départ de Méhul et Chénier frère, et La Marseillaise. Le premier, préféré par Robespierre comme par Napoléon, sera repris jusqu’aux deux guerres mondiales. La seconde, détrônée un temps par ce rival, retrouvera tout son éclat sous les cuivres de Berlioz à l’occasion des révolutions de 1830 et 1848 et consolidera en 1879 la Troisième République qui lui rend son statut d’hymne national et la fait entendre en toute occasion dans l’espace public. Aussi tout un chacun peut-il s’en emparer, ce que ne manquent pas de faire les partis et particuliers au nom de la liberté des idées et sous la bannière de son caractère fédérateur. Paradoxalement, sa sacralisation à la fois nimbe de respectabilité les emprunts qu’on lui fait et incite aux détournements les moins respectueux, chaque cause glissant à son gré des grains de malice ou des graines de révolte dans son air émancipateur. Sa force est d’être reconnue comme un chant de lutte universel, et on voit éclore des Marseillaise des féministes, des mineurs…

Tout pour la musique.
C’est la même chanson ?

Fin XIXe, la musique devient autant l’affaire de l’État Républicain que du citoyen lambda. Avec les lois Jules Ferry, le pouvoir mise sur elle pour renforcer la cohésion de la Nation à travers l’éducation, et ce dès l’école primaire où elle est introduite dans les programmes. Apprenant à chanter à la chorale, les enfants découvrent les instruments et, pour les plus favorisés, reçoivent des leçons à la maison ou chez des professeurs. On encourage aussi les sociétés de musique, les harmonies et fanfares municipales, les orphéons ; les villes s’équipent de luxueux opéras mais aussi de simples kiosques en plein air, ouverts à tous. De leur côté, les amateurs se font entendre dans les bals populaires, se professionnalisent dans les guinguettes et les cafés-concerts, se produisent bientôt sur les nouvelles scènes qui s’inventent. La musique court les rues, accompagnée pour quelques sous de livrets qui diffusent des airs à la mode, ce qui n’exclut pas qu’ils émanent de compositeurs célèbres. Elle gagne les ateliers où l’on chante pour se donner du cœur à l’ouvrage, à moins que la dureté des temps ne porte plutôt à reprendre une complainte qui lui fait écho. Instrument d’une politique éducative et unitaire, la musique est aussi l’outil politique de revendications solidaires. Au café, la chanson dite engagée perpétue les heures héroïques et tragiques de la Commune, dénonce les oppressions, dépeint les conditions de vie, fait entendre les revendications et les aspirations à une République plus sociale. À l’usine, elle soutient les occupations, renforce le sentiment collectif, accompagne des slogans scandés sur des rythmiques réactivant bien souvent des airs très anciens, qui reprennent ainsi du service. Ces rémanences, très bien illustrées en sons et images dans cette exposition, surprennent en ce qu’elles révèlent un étonnant continuum entre la Révolution et notre temps, plutôt éclipsé par les autres représentions, picturales ou littéraires, auxquelles on est accoutumé.

De relais en relais, c’est l’écho d’une très vieille chanson qui semble parvenir aux oreilles, « ni tout à fait la même ni tout à fait une autre », dirait Verlaine, mais toujours dotée d’une tonalité familière, malgré et par-delà la distance temporelle, phénomène sensible pour les poètes et que Nerval notait déjà pour un autre saut dans le temps procuré par « un air très vieux » : « Or, chaque fois que je viens à l’entendre, de deux cents ans mon âme rajeunit. » Comme le parfum retrouvé d’une vieille et chère maison, certaines musiques, certains accents, ont le pouvoir de faire se sentir, à leur écoute, immédiatement et intimement chez soi. C’est le fait d’une longue imprégnation culturelle, mais à l’évidence l’orgueilleuse Marseillaise fait vibrer malgré soi une corde sensible, tout comme Le temps des cerises remue, dans le grave, des rêves de lendemains qui chantent. Il y a des harmoniques qui appellent l’harmonie, des accords qui renforcent la concorde. La République y a toujours cherché un socle pour son indivisibilité, le citoyen un étendard garant de sa singularité. Sur cette composition prise comme charte, musiques et chansons à texte s’inscrivent comme des droits reconnus d’expression et d’accès partagé à la culture. Mais de l’encouragement à l’unité nationale à la flambée nationaliste, il n’y a qu’un pas pour verser dans la tranchée. Celles de 14 teignent de nouveau de sang les couplets patriotiques, le chaos idéologique qui s’ensuit fracasse l’harmonie, tandis que monte en bruit de fond celui des bottes et des vitrines brisées. Le flambeau de la musique défendue comme bien patrimonial, instrument d’éducation générale et d’abord à la démocratie, c’est le Front populaire qui le reprend. Léon Blum et Jean Zay en font une priorité en renforçant sa place à l’école et par la promotion des activités musicales de loisir. Radio, disques, cabarets et chansonniers se chargent de donner une audience élargie à une musique primesautière et libératrice, que les premiers congés payés reprennent à plein poumons. « Y’a de la joie », chante Trenet…

L’exposition arrête là sa partition. Parce qu’après, la République de la « douce France » déchante ?

MUSIQUE ET RÉPUBLIQUE

De la Révolution au Front populaire

Exposition gratuite aux Archives nationales

Jusqu’au 14 juillet

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