Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? Lamartine

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  • Publié le . Paru dans L'Information Dentaire (page 88-89)
Information dentaire

Être ou ne pas être se demandait déjà Hamlet, et lui-même n’était pas le premier à se prendre la tête (enfin, celle de Yorick) avec cette question. En art, elle est vieille comme le monde : peintures rupestres, mégalithes gravés, statuettes, masques ou amulettes prouvent que l’humanité a toujours recherché le dialogue avec des présences invisibles, via des objets figuratifs ou abstraits. En science, la problématique est plus discutée : même ceux qui estiment qu’il n’y a pas lieu, au-delà de l’enfance, de croire aux forces de l’esprit plus qu’aux amis imaginaires, rêvent de greffer de l’humain dans l’intelligence artificielle, un supplément de cette âme que Claude Bernard ne rencontrait pas au bout de son scalpel. En pleine ère robotique, rien ne semble plus important que de fixer la part de sa condition que l’homme accepte d’introduire dans ces machines conçues pour s’affranchir de son contrôle. Sur le plan de l’apparence, les ingénieurs rejoignent les auteurs de science-fiction (cf. la série Real Humans) dans une même attraction/répulsion, car ils sont confrontés au même choix délicat : faut-il rendre les robots le plus humanoïdes possible, ou le moins possible ? Jusqu’à un certain point, la ressemblance poussée rassure ; au-delà, elle effraie. Un chirurgien-dentiste n’a sans doute pas besoin qu’une aide robotique se déguise en assistante au fauteuil. Mais son patient, demain ?… A l’heure actuelle, la tendance générale (à l’exception du Japon) serait plutôt de s’éloigner de l’androïde et de préférer l’aspect tablette pour les futurs robots. Mais l’avenir s’annonce souriant pour ceux qui miment l’homme dans les situations exigeant un certain affect.

Robear, robot-infirmier en forme d’ourson (de Riken), porte avec douceur les malades dans ses bras, et Pepper, d’Aldebaran Robotics, est un aimable guide humanoïde à la gestuelle naturelle et à la voix bienveillante, qui dialogue ces jours-ci avec les usagers de la SNCF. Capable d’interpréter leurs émotions (signes d’agitation, de lassitude…), il adapte ses réponses et son comportement avec empathie, et détend, renseigne, amuse ou intéresse le voyageur. Dans le principe, c’est une borne interactive sophistiquée, mais sa mobilité, son regard, son tutoiement d’enfant et ses mouvements fluides font une énorme différence. Pepper danse en musique, aussi (comme son grand-frère NAO avec la chorégraphe Bianca Li), ce qui change complètement l’ambiance d’une gare de province et prouve que les robots ont leur place parmi nous dès lors qu’ils s’humanisent. Il est vrai que nous n’avons pas attendu que les machines nous ressemblent pour les voir à notre image : nous leur parlons, les apostrophons, les injurions, les frappons, les supplions et persistons étonnamment à en attendre des prodiges non programmés. La mécatronique nous a habitués à les regarder comme des organismes, voire des corps ; nous interprétons la moindre pince comme un bras, un capteur comme un œil, un logiciel comme un cerveau. L’engouement planétaire pour Philae l’a bien montré, avec ses réactions sidérantes d’anthropomorphisme : on suivait avec une tendresse toute maternelle les aventures du « vaillant petit robot » comme s’il s’agissait d’une créature vivante, seule et courageuse dans le sombre cosmos ! Ce mixte de Disney et de Nasa frise le ridicule mais touche, tant il exprime notre besoin d’humaniser nos créations les plus artificielles. Derrière ces comportements paradoxaux, deux phénomènes se croisent : un étrange recours à la pensée magique dans un monde digitalisé, et un retour en force de la réflexion sur l’hybridation homme/machine des années cinquante.
Au Musée du Quai Branly, une grande exposition consacrée à la personnification de l’inanimé vient à propos éclairer ces questions très actuelles.

Besoin de personne. Machine à explorer le temps, la scénographie sonde les cultures de tous pays en tout temps, à la recherche de « persona ». Le mot est bien choisi, avec ses différents sens : masque du théâtre antique, personnalité écran en psychologie Yungienne, consommateur ciblé en marketing ou utilisateur imaginaire en ergonomie informatique. Toutes ces définitions ont en commun le caractère fictif de cette personne, inventée pour les besoins de la cause. Traduites par plus de 200 objets, les Persona réunies ici sont des objets d’art ou de culte auxquels l’homme prêtait vie, ou des artefacts qui donnent l’impression bizarre d’être vivants, et avec lesquels on peut tisser, plus ou moins consciemment et raisonnablement, d’étranges liens affectifs. A côté des sculptures, totems, fétiches, gris-gris de tout poil et autres interfaces de divination, figurent ainsi des créatures de substitution (robots animés, poupées de compagnie, peluches domestiques…) qui questionnent les notions d’aura, d’« effets de personne » et de « présences-limites », c’est-à-dire quasi- humaines. Certains les trouvent apaisantes (voire thérapeutiques) et d’autres tout bonnement inquiétantes. Le roboticien Masahiro Maori, dont le concept de Vallée de l’Étrange est illustré ici, a bien tracé dès 1970 les contours du quasi-humain acceptable.

Intermittents du spectral. Spirites, médiums, télépathes et même certains esprits forts y croient, les fantômes sont parmi nous. Ça commence à faire beaucoup, en plus des robots, mais eux aussi ont leur mot à dire sur la personnification. D’ailleurs, le très sérieux Edison leur tendait le micro à la fin de sa vie, et un matériel très sophistiqué permettait de les débusquer. Ce n’est pas le moins savoureux de cette exposition que ses commissaires, éminents anthropologues, ont voulu rendre exhaustive. On peut dire qu’ils s’y sont donnés corps et âme.

Persona, étrangement humain.
Musée du Quai Branly, Paris 7e, jusqu’au 13 novembre

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