Petit Prince Dessine-moi une planète…

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Traduit en presque 500 langues ou dialectes, vendu à 200 millions d’exemplaires depuis la fin de la guerre au rythme de 5 millions par an et constamment adapté sous toutes les formes artistiques ou pédagogiques – des plus grandes scènes aux plus reculées contrées–, l’universel Petit Prince a plus encore conquis la planète que l’humaniste Terre des Hommes qui, en 1939, n’avait pas choisi le chemin d’étoiles de la poésie. Autour de son manuscrit et inédite par son importance documentaire, l’exposition que lui consacre le Musée des Arts décoratifs raconte la genèse et la portée d’une œuvre qui invite à voir le monde non comme « les grandes personnes qui ne s’intéressent plus qu’aux chiffres », mais avec les yeux du cœur, ceux de l’enfant qui « ne renonçait jamais à une question, une fois posée ».Un enfant responsable de sa rose et attaché à « faire soigneusement la toilette de la planète » en éradiquant, avec « le sentiment de l’urgence », le pernicieux baobab qui, si l’on n’y prend garde et le laisse grandir, « la perfore de ses racines » et la fait « éclater »…

Sur les ailes de l’autofiction

Comme un mirage tremblant né des sables, sa frêle silhouette s’est posée un jour sur le désert de la page, entre les raids, escales et pannes communs à l’aviateur et à l’écrivain. On ne chasse pas de sa feuille, comme chat importun qui s’y étale, une telle apparition. On peut tourner autour, feindre de l’ignorer, la pousser dans la marge. Mais elle revient, s’installe, s’impose. Alors on la regarde, ainsi que l’a fait et nous le raconte Saint-Exupéry, puisqu’elle a fini par gagner, c’est-à-dire gagner la page elle-même, s’incorporer au récit : « Et j’ai vu un petit bonhomme tout à fait extraordinaire qui me considérait gravement. »

Toute la magie du Petit Prince est déjà là, dans ces premières lignes, dans ce face à face. Et aussitôt le lecteur s’interroge. Non sur ses traits, à jamais fixés par l’auteur, mais sur ceux qu’est venu réfléchir cet ange blond comme les sables dans une histoire aux couleurs de conte et aux habits de fable, et somme toute « à mille milles de toute terre habitée ». Pas besoin d’être grand Aladin pour saluer là une formule magique de génie, un sésame : chacun, à tout âge, peut voir s’ouvrir devant lui un univers qui lui parle intimement, et c’est le secret du succès planétaire de ce petit livre. Mais il n’est pas anodin d’écrire que ce « petit bonhomme », au dire de Saint-Exupéry, le « considérait », et « gravement ».

Si la posture de l’autoportrait est classique en peinture, le tête-à-tête assumé entre créateur et créature est plutôt rare en littérature – même si toute Emma Bovary est son Flaubert. Car le Petit Prince reste un personnage littéraire, derrière l’illustration qui l’a fait assimiler à une figure de bande dessinée pionnière, façon Little Nemo ou Babar. C’est bel et bien le double de l’écrivain exprimé par sa plume, avant le pinceau. Le Petit Prince, c’est Saint-Exupéry ; sa figure s’est imposée à lui, en se dessinant par ces deux biais comme pour frapper à coups redoublés à sa porte. Depuis longtemps le romancier la voyait venir, maintes esquisses le prouvent, d’abord équipée d’ailes, puis seulement d’une cape et de l’écharpe d’aviateur. Comme tout romancier averti d’instinct, il n’a pu qu’ouvrir à ce personnage venu le rencontrer et insistant pour être reçu, qui sans surprise était bien lui. Lui enfant, d’abord ; tombé de la lune promise, débarqué de sa planète natale pour demander des comptes à celui qui les a oubliées : « Toutes les grandes personnes ont d’abord été un enfant, mais peu d’entre elles s’en souviennent. » Amer auto-reproche d’un nostalgique incurable pour qui « on est de son enfance comme on est d’un pays » et qui a voulu toute sa vie être de ces « quelques-uns (qui) savent ne pas vieillir et rester poètes ».

Après ce réquisitoire de l’enfance ne se résolvant pas à n’être qu’une voix dans le désert, la parole est à cet autre lui, l’adulte qu’est censé représenter le prince de l’air transformé par une panne en Icare déchu. Il s’agit bien là de Saint-Ex, l’écrivain-aviateur, le héros de l’Aéropostale, le pilote de guerre, le reporter engagé, l’homme des raids qui a vraiment cassé en Lybie et été sauvé des dunes in extremis, le solitaire en poste au Sahara ayant élevé un fennec à Cap Juby, toutes choses qui fondent la crédibilité autobiographique de sa fiction. C’est le type devenu rare de l’homme d’action et de plume qui, comme Jack London, Montfreid, Kessel, Hemingway, Malraux ou Frison-Roche dont les livres palpitent d’une vie aventureuse, incarne le pionnier toujours aux avant-postes du monde connu. Ces habitués de l’exploit et de l’extrême ont inventé l’autofiction basée sur le vrai vécu, et l’aura du Petit Prince en provient en partie. On croit à ce dialogue ultime de l’homme mûr face à l’enfant, à ce bilan dont les circonstances fixent l’heure, à l’aveu de la perte de ses rêves et de sa fraîcheur vitale dès-avant les sables du néant où tout va s’abolir.

« Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement », dit La Rochefoucauld. Cerné par les deux au désert, la morale que Saint-Exupéry confie à son conte est l’inverse de celle des Vanités. Il ne scrute pas résigné le crâne qu’il va devenir mais la tête blonde dont il procède et qui « le considère gravement ». Instant décisif de bascule entre deux camps : la mort ou la vie. Avec l’impertinence confiante de qui découvre à peine l’une et ignore encore l’autre, le Petit Prince le ramène du bon côté, celui de l’espoir et du combat. L’enfance est l’éternelle oasis heureuse de Saint-Exupéry, mais surtout la source inépuisable de sa foi en l’homme. Ça n’a rien d’un enfantillage, du refus de grandir d’un Peter Pan volant au pays imaginaire. Le pilote de chasse connaît ses cibles ; il a assez payé pour le savoir.

Dernier courrier : aux hommes, poste restante

Le vrai message du Petit Prince, c’est ce qu’il reproche à toutes ces différentes figures d’adultes croisés dans son périple. Leur renoncement, leur asservissement de robots au chiffre ou à la consigne, et, pire, leur coupable aveuglement, leur lâche inaction devant ce qui menace leur monde, ces baobabs du mal contre lequel lui savait lutter sur sa planète. On l’a oublié, mais Saint-Exupéry se donnait pour mission, avec ce livre écrit dans l’hiver 42 à New-York, de réveiller la conscience de l’Amérique pour qu’elle rejoigne les Alliés et stoppe la barbarie destructrice. « L’homme d’action est avant tout un poète », soutenait André Maurois, estimant qu’il agit, en dernier ressort, par un instinct supérieur auquel il se fie et qui le meut.

Aviateur et poète, Saint-Exupéry avait tout pour voir loin et d’un œil sûr. Il est étrange de découvrir que c’est en le voyant à la fois broyer du noir et coucher sur la page blanche – partout, carnet, lettres, nappes de restaurant – son petit personnage, que les éditeurs américains lui auraient suggéré, pour le distraire et l’aider à accoucher de ce petit prince marchant depuis si longtemps à sa rencontre, d’écrire un conte pour enfants. Car enfin, c’est bien aux adultes qu’il s’adresse. À ces générations d’adultes qui l’offrent comme un trésor à leurs enfants, en écrasant, toujours aux mêmes passages, une larme. Parce que, quoique « grandes personnes qui ne comprennent jamais rien toutes seules », elles ont compris grâce à lui que cette larme est une rosée. « Pour chaque fin, il y a toujours un nouveau départ. » Encore faut-il vouloir et savoir reprendre les commandes. Ce qui ne se fait pas en baissant les bras.

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