Sainte Apolline réalité du martyre et utopie de la légende

  • Publié le . Paru dans L'Information Dentaire (page 38-41)
Information dentaire
Sainte Apolline est une sainte de l’Église chrétienne invoquée contre les maux de dents.
Elle bénéficie du titre de thaumaturge, ce qui signifie qu’elle guérit de manière miraculeuse.
Son martyre a eu lieu en 249 après Jésus Christ, à Alexandrie.
C’est la sainte patronne des chirurgiens-dentistes ; elle a été le symbole officiel de la profession.
Cet article, issu d’une thèse pour le doctorat en chirurgie dentaire soutenue le 12 avril 2013 à Nancy, qui a reçu le prix de la thèse culturelle ADF/Dentsply en 2014, nous la fait mieux découvrir.

Il existe de nombreuses versions concernant sainte Apolline. Fille de roi, fille d’empereur, les dents arrachées, jetées aux lions, au feu… Pour démêler le vrai du faux, il est important de savoir dans quelles conditions a eu lieu son martyre. Quel a été le véritable déroulement des faits ? Comment s’est développée la légende ? Quel fut son culte ? Est-il justifié face à la diminution de l’attachement de la population pour la religion ? Pourquoi est-elle un symbole de la profession ?

Les conditions du martyre
Sous l’Empire romain, deux religions s’affrontent.
D’une part, la religion romaine, avec un panthéon riche, mêlant croyances originelles des Italiens, influences étrusques, grecques, égyptiennes, etc. Elle se caractérise par un culte public, avec un calendrier de jours réservés aux dieux, rassemblant les Romains au cours de célébrations. Un culte privé existe également au sein des familles, où l’on honore les lares, les pénates, sous l’organisation du chef de famille. L’état n’intervient pas au sein de ce culte des familles.
D’autre part, la religion chrétienne, dont les racines sont juives et les rites, à l’opposé de la vie romaine (baptême, messes), isolent les chrétiens de la vie de la cité.
C’est durant le Bas-Empire (193 à 476 apr. J.-C.) qu’a lieu le martyre de sainte Apolline. Pendant cette période, certains empereurs organisent les persécutions et d’autres promulguent des édits de tolérance, jusqu’en 379, date à laquelle l’état impérial se rallie au christianisme.
Le martyre de sainte Apolline se déroule en 249 apr. J.-C., année où l’empereur Dèce succède à Philippe l’Arabe. Si ce dernier était considéré comme chrétien dans sa vie privée, mais respectueux des rites romains en public, Dèce, plus conservateur, publie un édit de répression en 250. Il s’agit d’un ordre de sacrifier, des commissions étant chargées de contrôler l’exécution des sacrifices et de délivrer des certificats aux sacrifiants. La répression qui s’ensuit est dure, même si Dèce voyait plutôt dans cet édit une façon de rallier les chrétiens. Contrairement à la légende répandue, sainte Apolline n’a donc pas été sacrifiée sous un édit impérial. Ce point a été à l’origine de nombreuses versions.

Le déroulement du martyre
Il existe différentes versions du martyre de sainte Apolline. L’hagiographie (écriture de la vie et du culte des saints) peut aider à démêler le vrai du faux, mais il s’agit également d’un genre littéraire très élogieux où les vies de saints portent le nom de « légendes » (du latin legenda, « ce qui doit être lu »). Ces récits étaient lus durant les fêtes des saints, dans les églises par exemple. Les textes hagiographiques ont très peu de fondements historiques viables, car ils étaient retravaillés en amplifiant, embellissant ou ajoutant des éléments de fiction au fur et à mesure du temps et des traductions. Le courant littéraire hagiographique a été contesté à la suite du travail de la Société des Bollandistes, groupe de jésuites dont le fondateur, Jean Bolland, a hérité en 1630 des documents du frère Héribert Rosweyde qui souhaitait recueillir les vies des saints de toutes les époques. Ce travail a abouti à l’écriture de livres nommés Acta Sanctorum qui regroupent les vies des saints en fonction de leur date de fête. Cette société a également rédigé un catalogue qui répertorie les textes hagiographiques latins : la Bibliotheca Hagiographica Latina. C’est sur la base du travail des bollandistes que les différentes versions du martyre peuvent être classées.
La version la plus fidèle du déroulement des faits serait présentée dans l’ouvrage Histoires ecclésiastiques de l’historien Eusèbe de Césarée, document rédigé au cours du IVe siècle apr. J.-C. Il contient la correspondance entre l’évêque Denis d’Alexandrie et l’évêque Fabien d’Antioche où il est fait mention du massacre d’Apolline. La date est bien postérieure d’un an à l’édit de Dèce. Sous l’instigation d’un prophète, le peuple s’est d’abord emparé de Métras (à qui l’on crève les yeux et que l’on lapide), puis de Cointa (traînée par les pieds et lapidée), d’Apolline et de Sérapion (désarticulé et défenestré). Concernant sainte Apolline, il est indiqué : « Ils se saisirent aussi d’Apolline, qui était une vierge âgée et très admirable. Après avoir fait sauter toutes ses dents en frappant ses mâchoires, ils construisirent un bûcher devant la ville et menacèrent de la brûler si elle ne prononçait pas avec eux les formules de l’impiété. Elle s’excusa brièvement, puis s’étant un peu reculée, elle s’élança vivement dans le feu et fut consumée. »
La version la plus originelle se déforme, notamment au cours des traductions. Ruffin, prêtre traducteur du grec au latin au IVe siècle, remplace le passage relatif aux dents. Il remplace la formule « après avoir fait sauter toutes ses dents en frappant ses mâchoires » par « ils lui arrachèrent d’abord toutes les dents. ». Cette traduction sera à l’origine de la plupart des représentations de la sainte.
Différents textes présents dans les bréviaires transforment la révolte plutôt populaire en répression organisée par un empereur, un roi qui pourrait même être son père. Sainte Apolline devient belle, jeune, riche, voire d’origine royale. Elle prononce des prières, suscite la conversion de fidèles… Toutes ces versions enjolivent le portrait de la sainte, même si le martyre reste approximativement similaire : les dents sont toujours touchées, et il y a toujours une immolation finale.
Selon le martyrologe de Greven, daté de 1490, il existerait une sainte plus jeune (de 114 ans), tuée avec son père Apollonius, sénateur.
Un récit apocryphe relaye un élément intéressant : sainte Apolline aurait été jetée aux lions. Cet élément, pourtant issu d’un texte dont l’authenticité n’a pas été établie par l’église, est passé à la légende de la sainte.

Le culte de sainte Apolline

L’importance du culte populaire d’un saint peut être déterminée en étudiant ses reliques. Elles sont la condition formelle de la consécration de l’église à partir du VIIe siècle. Elles sont intouchables selon la législation romaine traditionnelle, d’où l’application de linges contre les tombeaux. Ces tissus possédant des pouvoirs guérisseurs, un véritable marché des reliques s’organise pour pouvoir accéder aux prétendus pouvoirs des corps des saints.
Sainte Apolline aurait vraisemblablement été ensevelie avec les autres martyres ayant souffert au même moment. Ce serait donc à Alexandrie, mais sans aucune certitude. Les reliques de la sainte sont présentes dans différents pays : Italie, Belgique, Allemagne, Portugal, Canada… En France, les reliques sont présentes majoritairement dans le Nord.
Le culte des saints passe également par leurs représentations, notamment les statues. Contrairement aux reliques, cachées ou enfermées pour des raisons de sécurité, les sculptures présentes dans les églises, qui auraient les mêmes vertus, sont des éléments permettant l’intercession, faciles d’accès. En l’absence de catalogue universel et actuel des biens de l’église, le recensement des statues est ardu. C’est en croisant certains ouvrages, les bases documentaires existantes de l’état (Mérimée et Palissy) et la connaissance des gens sur le terrain que l’on peut tenter un tel recensement. On constate un premier foyer de concentration des statues de sainte Apolline dans l’Ouest (fig. 1 à 3).



De manière très synthétique, ce phénomène peut s’expliquer par le déroulement de la christianisation de cette région qui correspond à l’ancienne Armorique. Pour superposer le christianisme au druidisme, sept saints fondateurs étaient originellement vénérés, et non reconnus par l’église. Ils disparaissent au cours de la contre-réforme du XVIe au XVIIIe siècle, pour être remplacés par des saints plus traditionnels. Le culte de sainte Apolline y est ainsi plus vivace. On peut observer dans cette région des représentations plutôt typiques : la sainte est seule, elle tient une tenaille, qui serait l’instrument supposé de son martyre, et parfois une palme, symbole du martyre. Elle est parfois entourée de bourreaux. Certaines statues possèdent des détails intéressants : la bouche est ensanglantée, les tenailles présentent une dent à leurs extrémités. Certaines représentations sont très particulières. Ainsi, à Guer, dans la chapelle Saint-Etienne, la sainte tient dans la main gauche un rouleau de la Torah, et dans la main droite les évangiles. Cela symboliserait une conversion du judaïsme au christianisme. À Pontmain-en-Mayenne, la statue au fond du cimetière n’est pas la statue originelle, détruite par les pèlerins qui la piquaient à l’aide d’aiguilles. Aujourd’hui, les épingles sont piquées dans le cadre. À Couvains, dans l’Orne, linges et tétines s’accumulent aux pieds de la statue, déposés par les parents croyants dont les enfants présentent des douleurs liées à l’éruption des premières dents.
L’Est de la France constitue un autre foyer, moins concentré. Dans cette zone, le culte de la sainte serait dû à une abbaye détruite au cours de la Révolution, qui en avait fait la promotion. À nouveau, on retrouve quelques représentations typiques, mais les scènes de martyre sont peu présentes. Une pièce intéressante se trouve dans la crypte de l’église de Roussy-le-Village qui abrite une importante concentration de bustes reliquaires, dont l’un de sainte Apolline (fig. 4).


Aucun témoignage de culte n’est observable.
Dans le Centre de la France, les statues de sainte Apolline sont plus rares, mais il existe d’anciens témoignages de son culte sous forme d’ex-voto.
D’autres éléments de ce culte sont particulièrement intéressants, comme les fontaines consacrées à la sainte, plus nombreuses en Bretagne : Plounévez-Quintin, Treffléan, Paimpont… Leur eau est réputée éloigner les maux de dents.

Un culte toujours d’actualité ?

De nombreuses églises et chapelles sont dédiées à sainte Apolline, comme celles de Belloy-Saint-Léonard et de Steinbrunn-le-Bas, mais il est rare de rencontrer sur le terrain des personnes qui connaissent son histoire. Des pèlerinages avaient lieu, comme à Beaumont-les-Autels, où le dernier s’est déroulé en 1988. Néanmoins, le culte n’a pas totalement disparu, puisque certains croyants réclament toujours des bénédictions, comme c’est le cas à Lézat-sur-Léze, où le curé passe la relique de sainte Apolline sur la gencive des enfants pour soulager l’éruption de leurs maux de dents.
Et elle reste évidemment très présente dans l’esprit des chirurgiens-dentistes dont elle est le symbole. Le choix d’un saint patron par corps de métier est un usage datant des corporations médiévales (les corporations seront abolies en 1791). Pour renforcer la présence au quotidien des personnages de l’église, ils sont assimilés à une profession en fonction de leur martyre, de leur vie, ou de leur activité. À la suite de la dissolution des syndicats sous l’occupation, la section dentaire du Conseil de l’Ordre des Médecins, fondé en 1942, édite un bulletin qui présente en couverture sainte Apolline et la devise suivante « Dentibus cruciata Dentibus cruciatis. Medeatur Appollonia », ce qui signifie « qu’Apolline martyrisée en ses dents soit secourable à ceux qui souffrent des dents. » (fig. 5).


Le Conseil National de l’Ordre des Chirurgiens Dentistes, né en 1945, reprendra cette représentation, avant qu’elle ne disparaisse au profit d’un caducée.

Bibliographie
1. Bollandus J, Henschenius G, Acta Sanctorum. Februari Tomus Secundus. Bruxelles, 1963. 976 p.
2. Brown P. Le culte des saints, son essor et sa fonction dans la chrétienté latine. Traduit par Aline Roussel. Paris, éditions du cerf/CNRS, 2012. 162 p.
3. Ceillier, Rémy. Histoire générale des auteurs sacrés et ecclésiastiques. Nouvelle édition, tome 2. Paris, éditions Louis Vives, 1858.
4. Coens M. Une passio s. Appolloniae inédite suivie d’un miracle en Bourgogne. Revue Analecta Bollandiana. Tome 70. Bruxelles, société des Bollandistes, 24 bd Saint Michel, 1952. p 138 à 159.
5. Coens M, Delehaye H, Peeters P et al. Propylaeum ad Acta Sanctorum decembris, ediderunt Hippolytus Delehaye, Paulus Peeters, Mauritius Coens, Balduinus de Gaiffier, Paulus Gros-Jean, Franciscus Halkin, presbyteri Societatis Iesu. Martyrologium Romanum ad formam editionis typicae scholiis historicis instructum. Bruxelles, Société des Bollandistes, 1940.
6. De Cesaree E. Histoire ecclésiastiques, traduit par Gustave Bardy. Livre VI. Paris, éditions du Cerf, 1955.
7. Delehaye H. Les martyrs d’Egypte. Analecta Bollandiana. Volume 40. Bruxelles, éditions des Bollandistes, 1922. p. 5-154.
8. Frost H. Bibliotheca Hagiographica Latina, Antiquae et mediae aetatis, novum suppletum. Bruxelles, Boulevard Saint Michel, 1986. 959 p.
9. Gaulier A-Ph. Vie de sainte Apolline, invoquée dans l’église catholique pour la guérison du mal de dents, par M. l’abbé A.P Gaulier. La Chapelle-Montligeon, 1897. 13 p.
10. Usuard. Martyrologe d’Usuard d’après l’édition du P. du Sollier et l’édition des Bénédictins traduits et publiés pour la première fois en français sous la direction de MJ Carnandet et Mgr Fèvre, avec le concours d’un société d’ecclésiastiques. Tome 1er. Lyon, Librairie catholique de Louis gauthier, 1867. 686 p.
11. Van Agt J. Sainte Apolline, vierge et martyre, notice sur sa vie et son culte. Lille, 1944. 23 p.
12. Cantique sur la mort et la souffrance de sainte Apolline. Paris, Impression de Brasseur ainé. 4 p.
13. Français 442. Manuscrit sur Vélin, département des manuscrits, bibliothèque nationale Française, 1401-1500.
14. Les nouvelles fleurs des vies des Saints et fêtes de l’année, mises en plus beau langage que les précédentes, et augmentées de réflexions morales et chrétiennes. Tome second. Lyon, éditions chez Benoit Michel Mautville, rue Tupin, près l’empereur, 1760. 622 p.
15. Les Saints de tous les jours de février. Tome 2. Paris, Le club du livre chrétien, printemps 1957.
16. Missale Romano-lugdunense sive Missale Romanum in quo ritus lugdunenses ultimi tridui ante pascha, ordinis missae et vigiliae pentecostes. Auctoritate s. sedis apostolicae, iistem ritibus romanis, proprio loco substituuntur. Paris, éditions Adrien Le clere et soc. Lyon, éditions J.B Pelagaud, 1866.
17. Sainte Apolline, Vierge et Martyre, Notice sur sa vie et sur son culte. Préface de l’abbé J. Van Agt. Lille, Librairie Tirloy, 1944. 24 p.
18. Sainte Apolline, vierge et martyre. Paris, Imprimerie P. Fero Vrau, 3 et 5 rue Bayard. date inconnue.
19. Vertus admirables de la pierre de Sainte Apolline, vierge et martyre, et la manière de s’en servir, très utile à toutes sortes de personnes. Paris, Imprimeur Berryer, 21 août 1752. 10 p.
20. Vie de Sainte Apolline et cantique en son honneur. Walder, 1870.

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