Conserver ou extraire une dent au parodonte fortement réduit : cette décision, comme tous les choix thérapeutiques, ne s’impose pas d’évidence. Il n’y a pas de critères ni de signes objectifs établissant une frontière nette au-delà de laquelle la décision bascule de manière certaine. Dans le domaine de la conservabilité d’une dent, les paramètres en jeu sont innombrables.
De manière non exhaustive, on peut citer la prise en compte des risques à maintenir une dent au parodonte très réduit : risques infectieux dont les épisodes de manifestations aiguës peuvent avoir des conséquences systémiques ou sur le confort de vie du patient, risque de ne pas pouvoir gérer l’urgence en cas d’incidence esthétique, risque pour le praticien de voir une journée bien planifiée perturbée par la gestion de cette urgence potentielle laissée comme une épée de Damoclès, risques éventuels pour les autres dents ou les implants présents. À ces risques s’ajoutent les considérations liées aux préférences du patient, à celles du praticien, à ce que ce dernier sait sur les approches thérapeutiques de ces situations par les connaissances qu’il a acquises lors de formations ou par ses propres expériences passées. Difficile de lister ou de comprendre tous les moteurs d’une décision thérapeutique qui intègre à la fois des données cliniques objectives, des considérations environnementales très diverses, des idées reçues parfois.
Les auteurs brésiliens de l’article rapporté livrent une étude assez originale dont l’objectif est d’examiner le processus de prise de décision clinique concernant les dents atteintes d’une perte d’attache avancée (PAA), en tenant compte du type de profil professionnel (spécialisation) et des années d’expérience clinique des dentistes brésiliens ayant répondu à une enquête en ligne à l’aide de Google Forms®. L’enquête conduite fut divisée en quatre sections : la première récoltait des données sociodémographiques incluant les années d’expérience clinique des praticiens et leur domaine de spécialité s’il y avait lieu ; la deuxième visait à recueillir l’option thérapeutique la mieux appropriée selon eux à propos de 3 cas cliniques de PAA présentés avec leurs radiographies correspondantes. Le premier cas était celui d’une patiente de 67 ans avec des édentements maxillaires réhabilités par une prothèse amovible, une gingivite localisée aux molaires maxillaires accompagnée de poches de 1 à 4 mm, tandis que la dent 31 montrait une radioclarté impliquant sa face distale jusqu’à l’apex et une suppuration vestibulaire. Le deuxième cas concernait un patient de 31 ans qui présentait une perte d’attache supérieure à 6 mm sur l’ensemble des molaires et des incisives mandibulaires, un indice de plaque et saignement inférieur à 10 % et la dent 41 présentant une profondeur de sondage de 10 mm associée à une perte d’attache sur sa face distale mais une réponse pulpaire positive. Le troisième cas était un homme de 40 ans avec des poches supérieures à 6 mm sur ses molaires ayant été diagnostiqué atteint d’une parodontite généralisée de stade III. Sa dent 47 présentait une perte d’attache de 10 mm et une atteinte de furcation de grade II à partir de la face linguale. La dent répondait positivement au froid. La troisième section constituait la partie la plus originale et intéressante de l’enquête. Elle détaillait les traitements qui avaient été réellement conduits pour ces trois cas réels par des spécialistes en parodontologie avec des résultats positifs sur les dents atteintes maintenues 5 ans après la situation initiale présentée en section 2. Il fut alors demandé aux praticiens si, forts de ces connaissances, ils opteraient plutôt pour les traitements accomplis ou maintiendraient leur choix initial malgré la révélation du succès thérapeutique atteint. Une quatrième et dernière section de l’enquête visait à relever des données concernant les connaissances des chirurgiens-dentistes à propos des pronostics de succès, des opérations de maintenance nécessaires en implantologie et dans le cas des dents au parodonte très réduit.
Au total, 378 praticiens ont répondu au questionnaire en ligne entre mai et décembre 2021. Dans la 2e section de l’enquête, pour le cas 1 : 74 % des praticiens ont opté pour la conservation de la dent (pour 39 % : contention + traitement endodontique et parodontal), tandis que 26 % ont préféré extraire (avec le placement d’un implant pour 18,5 %). 18,7 % ont choisi l’extraction pour le cas 2 (14,8 % avec implant), et 46 % pour le cas 3 (25,9 % avec implant). Dans la section 3, après avoir pris connaissance du succès thérapeutique obtenu à 5 ans par les spécialistes, la plupart des chirurgiens-dentistes dont la première décision différait du traitement réalisé ont changé d’avis en faveur de l’approche conservatrice adoptée, sans différences significatives entre les spécialités. Concernant la solution de remplacement implantaire suivant l’extraction de la dent, une proportion significativement plus importante de parodontistes (94,4 %), de spécialistes en prothèses (90,7 %), en chirurgie (85,2 %) et d’autres spécialistes (84,5 %) ont privilégié la pose d’implants plutôt que la conservation de dents au pronostic incertain. Plus surprenant, seulement 35,3 % des implantologistes ont indiqué préférer la pose d’implants dans de tels cas. Une explication est peut-être donnée par les auteurs qui indiquent dans leur introduction que la prévalence de la mucosite péri-implantaire est de 46,8 % et celle de la péri-implantite de 19,8 %. On peut ainsi comprendre que les patients ayant perdu leurs dents en raison d’une parodontite sont plus susceptibles de développer une péri-implantite. La plupart des chirurgiens-dentistes (92,3 %) s’accordent à dire que les implants nécessitent des consultations de maintenance, comme les dents parodontalement traitées, avec un pourcentage significativement plus élevé de parodontistes (98,9 %) partageant cet avis par rapport aux dentistes généralistes (88,1 %). Interrogés sur le taux de succès des implants par rapport aux dents traitées par parodontie, 75,7 % des participants estiment que les implants ne sont pas supérieurs aux dents naturelles. Toutefois, cette opinion est cette fois plus largement partagée par les parodontistes (91,0 %) que par les implantologistes (54,9 %).
Globalement, l’étude a révélé que les dentistes tendaient à privilégier des approches conservatrices pour la dent en cas de lésions endo-parodontales combinées et de parodontite avancée sur les dents antérieures. Cependant, en cas de lésions de furcation, près de la moitié préférait l’extraction au traitement parodontal, même lorsque la dent était traitée avec succès et conservée pendant au moins cinq ans. 46 % des chirurgiens-dentistes ont opté pour l’extraction des dents présentant une atteinte de la furcation (cas 3), suggérant de compléter le traitement par la pose d’implants plutôt que de traiter et de conserver les dents affectées. Les auteurs argumentent cependant dans leur discussion, appuyée de références bibliographiques, que, bien que les dents présentant des lésions de furcation aient un pronostic à long terme moins favorable et soient plus complexes à traiter que les dents sans atteinte de la furcation, elles peuvent rester fonctionnelles pendant 4 à 30 ans si elles sont correctement traitées. Pour eux, la présence d’une lésion de furcation ne justifie pas à elle seule l’extraction dentaire, et la maintenance parodontale est recommandée. En cas de lésions de furcation, il est établi que l’expérience clinique ou la spécialité pratiquée influence la prise de décision. Par exemple, les spécialistes en implantologie sont ici plus enclins à extraire la dent affectée et à opter pour la pose d’un implant. Dans ce domaine aussi, les connaissances et les convictions des chirurgiens-dentistes ne sont pas toujours en accord avec les données de la littérature, et de fausses certitudes sont souvent prises en compte dans les décisions cliniques. Dans la présente étude, la moitié des spécialistes en implantologie estiment que les implants dentaires sont supérieurs aux dents naturelles, ce qui explique pourquoi leur opinion initiale d’extraire la dent présentant une lésion de furcation est restée inchangée, même après avoir pris connaissance du fait que, dans le même cas clinique (traité par une thérapie parodontale conservatrice), la dent était restée saine et fonctionnelle pendant 5 ans, en accord avec d’autres résultats à long terme publiés dans la littérature. De façon remarquable, ces spécialistes continueraient à privilégier l’extraction et le remplacement de la dent manquante par un implant.
L’absence d’interaction directe avec le patient constitue pour les auteurs l’une des principales limites de leur étude conduite à l’aide d’un questionnaire en ligne. Le facteur propre au patient et à sa personnalité ne pouvant pas être pris en compte.
Ils concluent néanmoins que les chirurgiens-dentistes tendent à adopter une approche plus conservatrice pour la prise en charge des dents présentant une perte d’attache avancée et des lésions endo-parodontales, conformément aux options thérapeutiques qu’ils jugent suffisamment étayées par la littérature scientifique. En revanche, ces mêmes praticiens ne suivent pas systématiquement les recommandations thérapeutiques ni les données probantes disponibles dans la littérature concernant le traitement des dents présentant des lésions de furcation qui les encouragent beaucoup plus volontiers à l’extraction.
3 questions à… Michèle Reners
Parodontologiste exclusive, rédactrice en chef de L’Information Dentaire et coordinatrice de ce numéro spécial « conserver ou extraire »
Pouvez-vous nous expliquer les points de vigilance observationnels permettant d’envisager la conservation d’une dent au parodonte très réduit, mais aussi les éventuels facteurs de risques liés à son maintien sur l’arcade ?
Michèle Reners : L’article de C. Decroos et M. Gosset à découvrir dans ce numéro spécial décrit très bien et en détail les paramètres à prendre en compte avant de décider d’extraire une dent parodontalement compromise. Je dirais que le premier élément est la motivation du patient à garder ses dents. Après, tout est possible, dans des limites raisonnables bien sûr, et en considérant que le patient n’a pas de problèmes de santé majeurs. Il ne faut pas se limiter à un examen de la dent seule, il faut la replacer dans son contexte et évaluer si elle est stratégique, si un plan de traitement prothétique est cohérent avec sa conservation. On évitera de garder des dents qui risquent de compromettre d’autres dents ou implants proches, de même que les dents de sagesse sont rarement conservées au vu de leur accès difficile autant pour le patient que pour le praticien.
Une anamnèse complète et précise permettra d’évaluer l’état de santé général du patient et d’établir son profil de risque parodontal ; ces éléments permettront d’adapter notre approche.
Nous savons que les traitements, même non chirurgicaux, permettent de régénérer l’os perdu lorsque tous les éléments étiologiques ont été éliminés, mais il faut bien penser à tout. Par exemple, l’occlusion est un facteur souvent oublié et qui doit être évalué et traité de pair avec le traitement parodontal. Les mobilités peuvent être éliminées avec le placement d’attelles de contention en complément d’un assainissement. L’orthodontie aussi peut stabiliser des dents au parodonte réduit et sain en leur rendant un axe correct.
Le facteur temps ne doit pas être négligé car, à moins d’une urgence, il est préférable de laisser du temps aux tissus pour cicatriser et se régénérer, les résultats n’étant visibles qu’après plusieurs mois.
La personnalité du patient, son comportement, ses préférences et celles du praticien sont-ils pour vous un facteur important dans la décision d’engager un traitement conservateur pour ce type de dents ?
M. R. : C’est même crucial puisque le profil de risque du patient va dicter le traitement qui sera proposé. En effet, si le patient n’arrive pas à contrôler la plaque dentaire, il sera inutile de réaliser des thérapies chirurgicales, elles seront vouées à l’échec. Idem pour les patients qui n’arrivent pas à diminuer leur consommation tabagique ou à l’arrêter. Le patient doit se sentir acteur du traitement parodontal et être averti des facteurs de risque aggravants. Ceux-ci sont nombreux et, justement, il appartient au praticien de s’adapter à chaque type de patient. La communication est un élément majeur de la réussite d’un traitement parodontal. Le patient doit comprendre les caractéristiques de sa pathologie et ce n’est pas aisé en parodontologie. Il faudra non seulement expliquer le caractère infectieux, inflammatoire, mais aussi multifactoriel de la maladie parodontale. Chaque patient étant unique, un traitement parodontal personnalisé est fortement indiqué.
Le stress est un facteur de risque auquel on ne pense pas toujours et qui peut pourtant provoquer l’apparition des maladies parodontales ou leur aggravation. Sa mise en évidence est délicate car les patients n’ont pas toujours envie d’en parler. Il va influencer non seulement le système immunitaire, mais aussi le comportement des patients qui auront souvent tendance à négliger les soins d’hygiène dentaire par manque de motivation générale.
Enfin, il est évident que, chaque praticien possédant des compétences qui lui sont propres, il lui appartiendra d’entreprendre le traitement ou de référer.
Pouvez-vous nous donner quelques pistes de traitements accessibles à l’omnipraticien permettant d’envisager avec plus de sérénité la conservation de molaires présentant des atteintes de furcation avancées ?
M. R. : Il ne faut pas avoir peur des furcations ! Certains praticiens ont l’impression qu’il faut les combler d’une manière ou d’une autre pour qu’elles se stabilisent alors que bon nombre de dents atteintes de furcations de tous stades peuvent être conservées à long terme sans devoir obtenir un comblement de l’os perdu.
Encore une fois, le contrôle de plaque avec le passage des brossettes interdentaires et surtout la compliance du patient sont déterminants. Le praticien devra passer beaucoup de temps à montrer la manière d’entretenir ces zones et à répéter, lors de chaque séance, l’importance du brossage.
La difficulté du traitement des furcations réside dans leur accès. Il faudra « s’armer » d’inserts ultrasoniques courbés et fins pour suivre les courbes radiculaires et assurer une élimination des dépôts durs et mous. Des instrumentations sous-gingivales répétées pourront stabiliser les lésions et des coronoplasties peuvent être réalisées en complément. Le recours à des thérapies chirurgicales est parfois nécessaire pour assainir dans un premier temps, mais aussi favoriser l’accès en réalisant éventuellement une ostéoplastie. Bien entendu, le risque de développement de caries radiculaires est présent et l’application de gel fluoré régulier diminuera ce risque. Et un suivi parodontal régulier est gage de succès !
propos recueillis
par Pascal De March
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