Jeune collaborateur et contraint à soigner des catégories de patients

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  • Publié le . Paru dans L'Information Dentaire
Information dentaire
Le travail en commun dans un cabinet dentaire doit être empreint de respect mutuel. Le titulaire et son collaborateur (salarié ou libéral) sont des confrères. À ce titre, ils répondent à un devoir de confraternité et d’entraide. Le recrutement des patients ne peut être discriminant pour aucun d’eux. Aussi, chacun doit faire preuve d’accueil, de dévouement et de compassion vis-à-vis de tous les patients. L’organisation du travail au sein du cabinet dentaire ne doit jamais nuire au personnel et aux patients, et les jeunes collaborateurs requièrent une aide particulière pour la réussite de leur début d’exercice.

Situation

J’ai quitté la faculté il y a six mois et je suis satisfait d’avoir trouvé un cabinet pour commencer mon exercice professionnel. Cependant, le titulaire de ce cabinet exige que je soigne les patients qu’il oriente vers moi : les enfants, les patients bénéficiaires de la CMU, les patients handicapés et ceux qu’il ne veut plus prendre en charge. Je suis très gêné de ne pas pouvoir choisir ma patientèle et de ne soigner que des catégories de patients que mon confrère ne veut pas traiter. De plus, dans ces conditions, je n’ai pas la possibilité de proposer les plans de traitements qui m’intéressent. Je me demande si cette organisation est éthique à mon égard et à celle des patients. Pourquoi serais-je le seul praticien à prendre en charge ces patients ? Comment dois-je gérer cette situation ?

Réflexions du Docteur Maud Guivac’h

Maître de conférences associé à la faculté de chirurgie dentaire de Marseille
Toute relation de collaboration devrait pouvoir reposer sur la base d’un compagnonnage permettant à un praticien en début d’exercice de s’engager au mieux dans sa vie professionnelle. Le collaborateur semble ici souffrir d’une situation s’apparentant plus à de la subordination qu’à une réelle coopération entre confrères. S’il est attendu du titulaire qu’il mette en relation des patients avec le collaborateur, peut-il exiger de ce dernier qu’il prenne en charge certains types de patients dont la répartition paraît reposer sur la base de critères discriminatoires ? Cette situation interroge en premier lieu sur la légitimité d’un chirurgien-dentiste à modeler sa pratique jusque dans le choix de ses patients, au nom d’une liberté individuelle d’exercice et dans une vision dévoyée de la notion de profession libérale confondant « libéral » et « liberté ». Les soins dentaires aux enfants, aux patients de milieux socio-économiques défavorisés et aux personnes handicapées font partie des devoirs de la profession.
 
Un praticien qui choisirait d’exclure de son exercice certains patients jugés trop peu « rentables » ou trop contraignants à soigner est en désaccord avec la mission de soins qui lui a été confiée. Cela peut être assimilé à un refus de soins discriminatoire, qui est ici d’autant plus subtil qu’il est tout de même offert aux patients une solution de prise en charge au sein de la structure de soins. Si le report de ses obligations sur autrui peut donner l’illusion d’en être libéré, il n’en demeure pas moins une interrogation déontologique et éthique sur cette situation.
Le collaborateur exprime pour sa part de la frustration devant cette situation sans que l’on arrive à déterminer clairement si elle résulte du sentiment d’iniquité de la relation professionnelle engagée ou d’une réticence à soigner les catégories de patients évoquées. On peut imaginer qu’il y ait un peu des deux, mais certains aspects de son discours interpellent.
 
Premièrement, le fait qu’il émette la volonté de pouvoir « choisir sa patientèle ». Attitude paradoxale quand c’est justement ce qu’il reproche à son titulaire. On peut entendre et comprendre la demande de notre jeune confrère à partager la charge induite par la prise en charge de patients tels que les enfants et les personnes handicapées qui peuvent représenter des situations de soins difficiles. On ne pourra pas entendre pareillement sa demande concernant les patients bénéficiaires de la CMU tant la problématique qui affleure est financière et sans rapport avec une éventuelle difficulté opératoire.
 
Deuxièmement, le fait que le collaborateur exprime son impossibilité à proposer les plans de traitement qui « l’intéressent » pose la question du juste soin : doit-il être celui qui satisfait avant tout le praticien ou le patient ? Le patient doit rester au premier plan du soin et la prise en charge thérapeutique peut reposer sur des compromis visant à apporter au patient les meilleurs soins possible dans le contexte qui lui est propre, quand bien même cela ne répondrait pas à une vision idéalisée du soin. Des compromis qui pourront, il faut l’admettre, parfois être difficiles à appréhender pour un praticien en début d’exercice et manquant de recul clinique.
Il semble donc indispensable que ce jeune confrère ouvre la discussion avec son titulaire au sujet de ses attentes professionnelles, mais également relationnelles avec ce dernier : un exercice de groupe harmonieux ne peut se construire sans une bonne communication et le partage de valeurs morales entre confrères au sein d’une même structure. Si la confiance ne peut être établie, si l’indépendance professionnelle n’est pas garantie, peut-être sera-t-il alors préférable de prendre la décision de mettre fin à cette collaboration.

Réflexions Docteur François Paysant

Maître de conférences à la faculté de médecine de Grenoble. Praticien Hospitalier

La situation décrite amène une réflexion sur le travail en équipe, or l’équipe commence à deux. En milieu hospitalier, la répartition de la charge et de l’intérêt du travail est un exercice complexe souvent dévolu à un senior expérimenté. Il s’agit d’une tâche qu’il ne faut pas négliger car il y va de la pérennité et de la cohésion des équipes. La problématique est décuplée quand des considérations financières entrent en jeu. La situation décrite est condamnable à deux égards d’un point de vue moral, il s’agit d’un abus de position dominante du titulaire sur le collaborateur, mais surtout d’une discrimination indirecte à l’égard de certaines catégories de patients (article R4127-211 du CSP repris dans le Code de déontologie). Cette discrimination est sournoise, car elle est peu visible par le patient déjà bien content d’être pris en charge.
 
Le comportement du titulaire ne peut qu’apporter conflit au sein de son cabinet, instabilité de ses collaborateurs, sans parler de sa réputation. Il s’agit d’un comportement sans bénéfice pour lui à moyen ou long terme. Par ailleurs, il ne goûtera pas au plaisir d’avoir participé à la formation d’un jeune confrère. Il n’y a pas que bénéfice économique dans notre vie professionnelle.
 
Il faut rappeler que la roue tourne et il n’est pas totalement illogique que le jeune « fasse son expérience » avec des cas difficiles ou peu gratifiants. Tout faire tout de suite n’est pas sain non plus. L’âge, l’expérience et l’investissement créent un déséquilibre qui fait qu’il ne peut y avoir une égalité stricte entre les praticiens, il faudra rechercher l’équité dans les attributions du travail. C’est l’abus qui crée la situation conflictuelle.
Cela étant posé, la situation a des aspects positifs pour le jeune collaborateur. Travailler avec des patients difficiles (enfants) ou sur état dentaire de patient défavorisé est une expérience riche qui apportera expérience humaine, confiance professionnelle et sera utile pour son exercice futur. Le comportement du confrère plus âgé est instructif, cela évitera d’engager une coopération au long cours sous la forme d’une association. Le jeune collaborateur, quand la roue aura tourné, pourra en tirer une règle afin de ne pas se comporter comme le titulaire dont il a subi l’attitude.

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