Le rêve, roi des Belges

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  • Publié le . Paru dans L'Information Dentaire n°29 - 4 septembre 2019 (page 58-61)
Information dentaire

Amitiés de Belgique

Vite ! Sautez dans le Thalys, dimanche s’achève à Bruxelles l’exposition de la très talentueuse artiste multimédia Agnès Guillaume. Dans ses vidéos au somptueux noir et blanc (et les arrêts sur image de leurs tirages papier), le souffle inspiré de la musicienne fait convoler la colombe de Magritte et les oiseaux d’Hitchcock, les taches de Rorscharch et les idéogrammes d’Henri Michaux. Hypnotique, onirique et éminemment poétique, son œuvre est le prélude idéal à la très attendue exposition Dali et Magritte, confrontant le plus célèbre surréaliste belge à son génial complice catalan, et au réaccrochage du musée Magritte qui fête sa première décennie. Autre rencontre à ne pas manquer, celle du doux rêveur belge Jean-Michel Folon et de son compère Hugo Pratt, qui voguent de concert sur les ailes du songe avec une aérienne maestria.

Impossible bien sûr d’ignorer en route le Brabançon Bruegel l’Ancien, que le 450e anniversaire de sa disparition met splendidement en lumière toute cette année. Mais à Namur, son lointain descendant Henry de Groux mérite aussi d’être redécouvert, tant cet enfant terrible à la fulminante personnalité a jeté feux et flammes dans la peinture entre 1880 et 1920, n’hésitant pas à injurier Van Gogh, Signac, Lautrec et à fustiger tous les courants en « isme » du temps. Tour à tour porté au pinacle et voué aux gémonies, déclaré fou puis mort, le peintre maudit renaît en phénix avant d’affronter l’apocalypse de la Grande Guerre, dont il peint l’horreur et proclame à qui ne veut pas l’entendre qu’elle est loin d’être « la der des ders ».

Ses amitiés, tumultueuses, avec Ensor, Khnopff, Rops, Zola, Verlaine, Oscar Wilde, Léon Bloy, Gourmont ou Mirbeau éclairent celles qui unissent la Belgique et la France, et d’un jour d’autant plus intéressant qu’il est peu suspect de complaisance vu son caractère entier. Dit enragé, c’est plutôt l’artiste engagé qui ressort des Enfers.

À Lodève, la relève du rêve

Si vous ne venez pas à l’art belge… c’est lui qui ira à vous ! Le Musée d’Ixelles, qui en trace depuis 1892 un panorama irremplaçable, étant fermé jusqu’en 2023, c’est celui de Lodève, décidément stimulant, qui reprend le flambeau en accueillant une sélection de ses chefs-d’œuvre. Ce qui rend unique cette exposition en France, c’est la qualité et l’ampleur de la réponse qu’elle offre à cette question toujours si mal posée chez nous et qui déroute les spécialistes : qu’est-ce que l’art belge ? Et s’il existe, quelle est sa spécificité ? (on ne parle pas ici de « l’âge d’or des peintres du Nord », mais de la production d’une Belgique née en 1830). Facile, dit le public, conditionné par tant d’expositions « fin de siècle » : le style belge, c’est un penchant évident pour une poésie nocturne, mystérieuse et volontiers morbide, un attrait constant pour l’insolite et l’étrange qui dérange – autre traduction possible de l’Unheimliche de Freud. En bref, Fernand Khnopff, Léon Spilliaert, Félicien Rops, James Ensor, René Magritte ou Paul Delvaux tremperaient, pour leur plaisir et le nôtre, leurs pinceaux de velours dans une même nuit d’encre, de lune blême et de brume équivoque, hantée de chimères et de créatures fatales aux masques de camarde. À la vérité, on ne peut nier ni la longue influence du réalisme fantastique germanique, ni l’étendue du génie belge dans cette veine (et encore moins le plébiscite permanent qui fait qu’on en redemande).

Mais l’erreur serait de rester polarisé sur un symbolisme étiré à l’excès en amont et aval. On ne peut résumer l’art belge à un cabinet de curiosités sorti des contes d’Hoffmann, où le bizarre s’hybride sourdement au familier et dont Lautréamont et le surréalisme – des rencontres fortuites aux collages – relaieraient la pratique. Outre les dangers de stigmatisations hâtives (entre rives culturelles rhénanes, valeurs bourgeoises et tapage de ducasse, rayonnement capital et pâles quinquets banlieusards, etc.), ce serait passer à côté de l’apport au fil des décennies d’un pays devenu 2e puissance économique de l’Europe après l’Angleterre à la fin du XIXe siècle, et à ce titre plaque tournante de sa vie artistique.

En première ligne, face aux changements rapides du monde, à l’industrialisation, à l’urbanisation, à la richesse des uns et à la pauvreté des autres*, la Belgique s’est construite comme un laboratoire effervescent et créatif, une terre d’élection de toutes les libertés et, non seulement le creuset de tous les courants de la modernité, mais leur fer de lance, prolongeant le naturalisme et le réalisme par le réalisme social et l’art social, par exemple. Alors oui, bien sûr, l’onirisme surréel belge tire toujours à lui sa couverture de sortilèges. Mais avec le recul, on s’aperçoit qu’il n’est qu’un pan de ce rêve qui gouverne le pays des clairs-obscurs, non en niant le réel mais en portant l’imagination au pouvoir pour l’enchanter.

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