Modélisation des restaurations adhésives en céramique, IA vs expérience professionnelle

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  • Publié le . Paru dans L'Information Dentaire n°39 - 12 novembre 2025 (page 8-11)
Information dentaire
Article analysé : Cho JH, Yoon HI, Yilmaz B, Schimmel M. Benchmarking deep learning-designed inlay restorations across operator experience: An in vitro comparison of time efficiency, contact intensity, and contour quality. J Dent. 2025 Nov;162:106083.

Parmi les thèmes qui seront abordés dans les formations du prochain congrès de l’ADF, on trouve les restaurations partielles collées indirectes, l’inévitable CFAO, l’intelligence artificielle (IA), mais aussi l’expérience professionnelle abordée lors de sa séance prestige. L’article que nous avons choisi de rapporter pour ce numéro spécial congrès les aborde tous en une seule et même étude. Son objectif : étudier les performances d’une IA pour gérer la conception d’une restauration partielle collée indirecte (RPCI) occluso-proximale comparée à un prothésiste humain, plus ou moins expérimenté. Les critères considérés pour la conception de cet inlay étaient le temps efficient, les caractéristiques des contacts occlusaux et proximal, puis la morphologie globale de la pièce prothétique conçue. La base de données utilisée à dessein repose sur 25 acquisitions numériques de préparations in vivo conformes réalisées par un spécialiste hautement qualifié en prothèse, avec 15 ans d’expérience clinique.

La conception de l’inlay, incluant la lecture et la définition de la ligne de finition prothétique, est réalisée selon 5 variables : entièrement réalisée par une IA, entièrement réalisée par un prothésiste avec 15 ans d’expérience, par un prothésiste avec un an d’expérience, ou de manière mixte : proposée par une IA puis modifiée par l’un ou l’autre des deux types de prothésiste. Les paramètres évalués pour cette étude comparative de performance portent sur le temps efficient de conception, la forme et l’intensité des contacts occlusaux et du contact proximal évaluées par rapport à un idéal grâce au logiciel Geomagic, logiciel de référence en recherche pour la comparaison des volumes. Le dernier paramètre considéré porte donc sur la morphologie globale de la pièce incluant forme et position de la crête marginale et des volumes cuspidiens. Plus subjectif, ce dernier paramètre est évalué de manière qualitative par un clinicien expérimenté, et non pas par des paramètres mesurables. L’évaluation a été réalisée à deux reprises pour chaque design à deux moments différents espacés d’au moins une semaine.

Sans surprise, les résultats révèlent la surpuissance de l’IA en termes de rapidité d’exécution avec un temps moyen de 9 secondes contre plus de 5 minutes et
30 secondes pour le prothésiste expérimenté et 17 minutes pour le novice. Aidé par une proposition de design générée par l’IA, le prothésiste expérimenté finalise l’intégralité d’un design qui lui convient en un peu moins de 4 minutes en moyenne contre 8 minutes 30 secondes environ pour le novice. La comparaison des critères qualitatifs des contacts (mesurés) ou concernant la morphologie (appréciée) révèle cependant des différences significatives en faveur des humains, ce qui indique que l’IA nécessite des améliorations supplémentaires pour obtenir une morphologie et des résultats fonctionnels cliniquement acceptables. L’intégration de flux de travail basés sur l’IA a permis d’améliorer significativement le temps efficient des techniciens par rapport aux flux de travail conventionnels, quel que soit leur niveau d’expérience. Le temps de l’expert a diminué de 34 % et celui du débutant de 51,1 % pour un résultat final qui satisfait tous les critères d’exigence évalués. Cela montre que le recours à l’IA a contribué à réduire l’écart d’efficacité entre les techniciens de différents niveaux d’expérience puisque le ratio de temps entre les techniciens débutant et expert était d’environ 3,0, contre environ 2,22 dans les flux de travail basés sur une proposition de l’IA. Les flux de travail basés sur l’apprentissage profond augmentent donc les compétences des techniciens et améliorent leur efficacité, mais un certain niveau d’expérience reste nécessaire pour obtenir des résultats optimaux.

Parmi les limites des leçons à tirer de leur étude, les auteurs soulignent que l’éditeur du logiciel piloté par IA ne dévoile pas ses algorithmes, ses stratégies de modélisation ou ses processus de décision spécifiques à chaque cas, ce qui limite la compréhension globale du fonctionnement de l’outil et des raisons de certaines inexactitudes anatomiques constatées. De plus, le logiciel de CAO utilisé pour les flux de travail manuels et le logiciel basé sur l’IA diffèrent fondamentalement en termes d’interface et de mécanismes de conception sous-jacents, ce qui rend inévitables des différences fondamentales entre les résultats obtenus avec des moyens différents. Ils concluent leur article en arguant que dans le cadre de la conception d’inlays, les flux de travail basés sur l’apprentissage numérique peuvent compléter l’expertise du praticien en améliorant le gain de temps et en comblant partiellement le déficit de compétences des prothésistes dentaires les plus inexpérimentés. Mais ils insistent sur la nécessité de l’intervention du prothésiste dans les flux de travail basés sur l’IA et soulignent l’importance de son expérience pour obtenir des conceptions cliniquement acceptables.

Commentaire

L’étude présentée dans cet article conclut à grands traits que l’IA permet d’accélérer et de faciliter le travail du prothésiste en lui proposant un design imparfait que son expérience va pouvoir améliorer jusqu’à atteindre tous les objectifs cliniques requis. Cette vision qui loue – en même temps – le progrès technologique véhiculé par l’IA et la valeur ajoutée par le facteur humain grâce à l’expérience acquise par l’artisan prothésiste dans une action synergique vers l’excellence reflète-t-elle la réalité du présent et du futur du métier de prothésiste ou est-elle une vision philosophiquement idéalisée d’un message d’espoir et de reconnaissance pour cette profession ? Ce sujet est sociétalement délicat à aborder de manière dépassionnée.

Du point de vue des performances qualitatives évaluées, la méthodologie de l’étude compare les différentes conceptions d’inlays générées par, avec l’aide, ou sans l’IA par rapport à des critères idéaux qui ne sont pas parfaitement définis dans le détail de la partie matériels et méthodes. Aussi, un seul type de logiciel de conception par IA est ici testé et rien n’est indiqué sur la possibilité et les éventuels paramètres de réglage qui pourraient y être intégrés en qualité de consignes concernant la valeur et/ou le type des points de contact établis. En considérant que le principe d’intelligence artificielle, qui repose sur un apprentissage profond, peut certainement « apprendre » des corrections effectuées par les prothésistes experts sur les designs qu’elle propose, ces derniers seront de plus en plus conformes avec les exigences cliniques les plus pointues. L’IA sera alors finalement capable de proposer d’emblée une conception la plus parfaite possible en un temps de plus en plus rapide. Cette vision, sans doute pessimiste au regard du rôle à jouer par le prothésiste dans la conception de nos restaurations, semble toutefois inéluctable si on analyse de manière clinique la réalité de l’évolution des progrès tels qu’on peut les observer dans tous les systèmes de production automatisés. Implémentés par l’IA, ils ne reproduisent plus seulement des modèles préenregistrés, mais sont capables de matérialiser des conceptions entièrement personnalisées.

Sans vouloir jouer les Cassandre, si nous nous projetons plus en avant dans toutes les perspectives des possibles au vu de tous les progrès déjà accomplis dans tous les domaines de l’acquisition, l’analyse des données et les moyens de production, le rôle du prothésiste risque de se trouver grandement bouleversé dans les années futures. Comme le Girondin Vergniaud déclarait qu’« Il a été permis de craindre que la Révolution, comme Saturne, dévorât successivement tous ses enfants » (sic), la révolution technologique emmenée par l’IA risque tout autant de dévorer une partie de la fonction encore dévolue à l’expérience des prothésistes qui tirent parti pour l’instant des avantages d’une IA qui leur rend l’exercice plus facile et plus rapide. Est-il absurde d’imaginer que les scanners intra-oraux seront bientôt capables de saisir avec une précision remarquable l’entièreté de la singularité morphologique, des paramètres esthétiques de forme et de couleur des dents de référence du patient que l’impression 3D de céramique stratifiée, déjà en cours de développement, sera capable de matérialiser dans une production personnalisée de qualité industrielle ? Que restera-t-il alors à attendre de notre relation avec nos partenaires prothésistes avec qui nous avons toujours partagé l’accomplissement de tous nos traitements de restauration prothétique jusqu’ici ? La réponse se trouve sûrement dans ce qui fait l’humanité de cette relation, la confiance réciproque, la capacité à trouver ensemble des solutions inédites, originales, singulières à des situations qui le sont tout autant. Dans ce domaine, beaucoup est à réinventer. Il est difficile d’anticiper à ce jour l’avenir de cette relation, même si elle nous est chère, car en termes de précision, de rapidité, de fiabilité et de modèle économique, la CFAO implémentée par l’IA va devenir difficile à concurrencer, au moins pour les productions les plus ordinaires.

Et pour la profession de chirurgien-dentiste alors ? La problématique y est tout autre car l’exercice de notre profession ne se limite pas à la mise en œuvre d’une restauration mais à une relation de soin global incluant tout ce fait l’humanité biologique, émotionnelle et comportementale de notre patient. Ici, les paramètres à intégrer dans l’acquisition puis la compréhension des données cliniques pour poser un diagnostic, définir, organiser et mettre en œuvre une thérapeutique adaptée, sont à la fois innombrables et quasi impossibles à formaliser. Tant dans la réflexion, la prise de décision que dans la mise en œuvre clinique, quasi rien ne peut être vraiment robotisé ou automatisé dans notre exercice clinique. Si l’IA peut déjà aider au diagnostic radiologique ou à l’organisation du plan de traitement, elle ne sait pas encore s’adapter à la dimension émotionnelle des attentes du patient, aux milliers de paramètres biomécaniques qui peuvent faire le succès ou l’échec des traitements. Selon le navigateur Bruno Perron, « le progrès naît de l’expérience des autres ». Dans le domaine de la pratique clinique de l’odontologie, l’expérience est un trésor acquis qui nourrit l’intuition clinique, cet inexplicable qui nous permet de prendre le plus souvent possible les bonnes décisions quand trop de paramètres insaisissables, voire inexplicables, sont à considérer. Il est curieux de constater qu’avec les progrès technologiques qui tendent à tout rationaliser, à tout conceptualiser, à tout maîtriser, les questions les plus actuelles qui se posent dans notre profession sont de plus en plus philosophiques.

Nos précédentes revues de presse ont montré combien il était difficile de prouver scientifiquement et de manière incontestable l’efficacité ou même la supériorité d’une thérapeutique plutôt qu’une autre. Le succès dépend souvent, entre autres paramètres objectifs, des conditions locales, de la singularité du patient, mais aussi des préférences propres à chaque praticien, de ses compétences personnelles de son savoir-faire individuel. Comparaison n’est pas raison, mais pouvoir s’identifier à un vécu, partager l’expérience d’un confrère qui vous prend sous son aile est sans doute, dans la difficulté de notre métier, le plus bel acte de formation que l’on puisse recevoir, même s’il ne peut être porté par des preuves, ni complètement transposable à tous les praticiens. Le partage d’expérience qui nourrit l’intuition clinique ne peut pas encore être modélisé par aucune intelligence artificielle. Il est le symbole ultime que seul un compagnonnage, même de quelques instants, peut nous apporter dans une vraie relation d’humain à humain comme celle que l’on trouve ou retrouve dans les formations professionnelles en présentiel. Et c’est cette opportunité qu’a choisi d’offrir l’ADF à tous les visiteurs du congrès 2025 dans sa séance prestige : 30 années de recul, l’heure de vérité.

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