Pissarro le mentor, Caillebotte le tuteur

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  • Publié le . Paru dans L'Information Dentaire (page 42-44)
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Parmi les figures tutélaires de l’impressionnisme, deux se distinguent par leur dévouement au groupe : le vieux Camille Pissarro et le jeune Gustave Caillebotte. L’un a offert ses conseils et son expérience, l’autre son entregent et sa bourse. Ces deux peintres, que rien n’apparentait a priori, sinon leur refus au Salon de Paris, ont fait cause et caisse communes avec leurs amis et soutenu avec une égale efficacité leur lutte pour la reconnaissance. Le rôle structurant de l’infatigable doyen désargenté, seul à avoir participé aux huit expositions fondatrices, se révèle aussi déterminant que l’aide discrète du mécène et premier collectionneur de l’impressionnisme. L’actualité qui les réunit opportunément permet de saisir l’étonnant brassage de points de vue et de milieux à l’œuvre dans ce collectif où contrastaient de fortes individualités.

Pissarro-ci, Pissarro-là. L’exposition Pissarro du Musée Marmottan s’achève le 2 juillet, celle du Musée du Luxembourg le 9. On ne saurait manquer ce retour en force de ce grand précurseur : la dernière fois où l’on a pu nager avec autant de bonheur dans les lumières de Pissarro, c’était en 1981, au Grand Palais ; inoubliable éblouissement, mais qui date d’une génération. L’éclairage monographique s’est beaucoup enrichi depuis et le renouvellement des approches exclut toute lassitude. La soixantaine de toiles triées sur le volet par Marmottan – dont huit n’ont jamais été vues en France – revisitent activement, depuis sa jeunesse aux Antilles danoises, la vie et l’œuvre de celui que ses amis appelaient le Père Pissarro. De dix ans plus âgé qu’eux, il a visiblement mérité ce surnom autant par sa bonhomie généreuse que par sa prise en main, en tant qu’aîné et par inclination militante, des destinées du jeune groupe des Impressionnistes. C’est à ce titre qu’il cherchera en 1874 à le doter de statuts et d’une charte professionnelle, la Société anonyme corporative des artistes peintres, sculpteurs et graveurs, à la fois manifeste et caisse de solidarité. Cet esprit communautaire d’entraide sera un ciment solide du mouvement – ceux qui percent aidant ceux qui peinent, comme Sisley et Pissarro lui-même.



 
Le père prodigue. On savait Pissarro ennemi du noir et même des ocres, et strict partisan des trois primaires. On le découvre prosélyte de cette vision auprès des plus jeunes dont il éclaircit la palette et qu’il conseille en mentor bienveillant – ce dont Cézanne lui sera toujours reconnaissant*. C’est un père qui offre un enseignement d’autant plus rare qu’il ne l’a pas reçu, s’étant formé tout seul ou à peu près. Il invente sa leçon au fil de l’eau, guidant le pinceau des autres en éprouvant le sien sur le motif. Figure de patriarche mais non pour autant père de l’impressionnisme (qui en compte déjà tant de supposés avec Corot, Jongkind, Manet, Monet…), sa reconnaissance est tardive, et brouillée par ses recherches permanentes qui déroutent alors les amateurs. Grand travailleur et infaillible détecteur de talents (Cézanne, Gauguin, Guillaumin…), il s’engage à cinquante-six ans dans le néo-impressionnisme à la suite de Seurat et Signac, largement ses cadets. On y a vu des errements, une envie un peu ridicule de retrouver une seconde jeunesse en se mêlant à une nouvelle génération, et surtout une impasse, comme le pensait son marchand Paul Durand-Ruel, pourtant fidèle soutien. Deux raisons fortes et sérieuses expliquent cette réorientation : le désir de peindre avec son temps, sans passer à côté de révolutions comme la photographie ou le pointillisme qu’il a tout de suite compris, et puis, moins connue, l’authenticité de sa pensée anarchiste, alimentée par les lectures de Proudhon et Bakounine que son nouvel ami Signac, après Octave Mirbeau et Elisée Reclus, lui a fait connaître.


 

Un père tranquille ? Pissarro n’a rien d’un dangereux dynamiteur, si ce n’est en peinture où, comme Vlaminck après lui, il cherchera à faire exploser les canons bourgeois. La question sociale, comme on disait alors, le travaille, l’injustice et la misère le révoltent. Il l’exprimera par les poignantes gravures de sa série Turpitudes sociales et par sa collaboration au journal Temps nouveaux, où il résumera sa pensée, simple : « Tous les arts sont anarchistes – quand c’est beau et bien ! » Père de six enfants, on le verra, dans les vingt dernières années de sa vie, s’installer grâce à Monet à Eragny-sur-Epte, vivant en accord avec la nature et organisant sa maisonnée comme un petit phalanstère entre potager et atelier familial où chacun peut épanouir ses talents. C’est toute cette période, passionnante, que retrace le musée du Luxembourg. On y rencontre un Pissarro intime et toujours plus attachant, qui explore le pointillisme pour mieux revenir à sa pratique et peindre, comme Sisley à Moret, les travaux et les jours, la campagne avec familiarité, la vie paysanne avec simplicité et vérité. « Il rend l’odeur à la fois reposante et puissante de la terre » dira Mirbeau. Cela donnera des chefs-d’œuvre, mais trop peu s’en aperçoivent alors ; on le croit retiré, on se trompe.



 
« C’est moderne en plein ! » Monet vient de se lancer dans les vues portuaires. Pissarro s’y essaie aussi, de son côté, à Rouen, à Dieppe ou au Havre, peignant par série les sujets de fierté des cités et ceux qui n’en sont pas : la ville qu’on ne regarde pas, celle des chantiers portuaires, de l’activité industrielle, les lumières du progrès et ses fumées. C’est un coup de maître, et le succès tant attendu. Peindre ce qu’il voit de sa fenêtre va devenir une habitude. D’abord depuis celle des hôtels, où il guette les rapides variations du ciel normand, puis, lorsque les hivers le ramènent à Paris et que ses yeux malades lui imposent l’abri d’une vitre, celle de son étage Place Dauphine ou d’autres points élevés sur le Louvre, l’Opéra, la Seine… Il peint la capitale recréée par Haussmann quand d’autres la fuient, et ses vues plongeantes emballent le public qui y sent quelque chose de neuf. Il écrit à son fils Lucien en 1897 : « Je suis enchanté de faire ces rues de Paris que l’on a l’habitude de dire laides, mais qui sont si argentées, si lumineuses et si vivantes… C’est moderne en plein ! » Voilà Pissarro peintre de la modernité urbaine, mais d’une modernité mouvante, chatoyante et brassée, très différente de ce que retenait dans ses perspectives urbaines son ami Caillebotte au tracé d’architecte et à la poétique du vide si personnelle. Tendu vers le mouvement, Pissarro prend la tension de la ville à même ses artères neuves où circule la foule. Caillebotte enregistre, en retrait dans le salon feutré, le calme pouls de sportsman des beaux quartiers où toute agitation est déplacée. Deux visions de la cité, de la société, opposant l’anarchiste et le bourgeois ? Tentant mais injuste : Caillebotte, refusé au Salon de 1875 pour « sujet vulgaire », n’avait nul mépris de l’ouvrier.


 
Caillebotte retrouve son cadre. À Yerres, les « raboteurs de parquet » vus encore à l’œuvre ces jours derniers – vivante image du tableau éponyme refusé – viennent d’achever avec d’autres compagnons la superbe restauration du Casin, la maison familiale du peintre qui ouvre mi-juin après vingt ans de travaux. Le cadre est exceptionnel : onze hectares de parc au creux d’un frais vallon parcouru par l’Yerres, ombragé d’arbres centenaires et semé de fabriques insolites, d’une orangerie, d’un chalet suisse, d’une glacière, d’un potager secret… L’écrin a déjà abrité en 2014 la mémorable exposition Caillebotte au temps de l’impressionnisme, mais offre désormais le plaisir d’être reçu chez le peintre, dans un décor auquel des recherches rigoureuses et un soin méticuleux ont restitué tout son charme. Les pièces claires de cet ancien manoir remodelé en villa néo-palladienne sont meublées et tapissées avec une exactitude qui s’appuie sur des photos anciennes, ou sur les tableaux même de Caillebotte comme le fameux salon de billard. Pour préserver la surprise, on ne dira rien de la stupéfiante cheminée qui s’ouvre entre deux fenêtres de la chambre parentale – sinon qu’elle donne autant à voir qu’à réfléchir… En s’élevant dans les étages, dont l’un est consacré à l’histoire du domaine et de ses propriétaires, on parvient à l’atelier où Caillebotte a réalisé plus de 80 toiles, dont les fameuses scènes de canotage en périssoires qui devaient le porter dans le courant de l’impressionnisme. Une très belle occasion de redécouvrir à la fois le peintre, l’architecte naval coureur de régates et l’horticulteur qui échangeait des semences avec Monet en cultivant son jardin comme Pissarro…




* Cézanne sur « l’humble et colossal Pissarro », à A. Vollard en 1902 : « Ce fut un père pour moi. C’était un homme à consulter et quelque chose comme le Bon Dieu »
(Jules Borély, « Cézanne à Aix », L’art vivant, 1926).

Camille Pissarro, le premier des impressionnistes. Musée Marmottan Monet, jusqu’au 2 juillet.
 
Pissarro à Eragny, la nature retrouvée. Musée du Luxembourg,
jusqu’au 9 juillet.
 
Ouverture de la Maison Caillebotte à Yerres, le 14 juin. Parallèlement, rétrospective du peintre Jacques Truphémus, jusqu’au 9 juillet
à la Ferme Ornée de la propriété.

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