Presse internationale. Interview : Philippe Bouchard

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  • Publié le . Paru dans Parodontologie Implantologie Orale, un nouveau regard n°2 - 15 novembre 2021 (page 8-11)
Information dentaire
Récemment, un article paru dans la revue The Economist s’est intéressé à évaluer l’impact sociétal et économique de la parodontite. Rédigé par plusieurs experts en parodontologie reconnus et sous l’égide de la Fédération Européenne de Parodontologie, il a notamment modélisé les effets de différentes stratégies de prise en charge des parodontites sur le coût pour la société (fig. 1) mais également sur les bénéfices pour la santé des individus (fig. 2). Le Professeur Philippe Bouchard a été impliqué dans cette analyse et a accepté de répondre à nos questions.

Article commenté : Time to take gum disease seriously. The societal and economic impact of periodontitis. The Economist. 2021.

Interview Philippe Bouchard

Professeur émérite à la Faculté de Santé de l’Université de Paris. actuellement President-elect du groupe Periodontal Research de l’International & American Associations for Dental Research (IADR) et expert à la Commission Européenne. Il est auteur de publications scientifiques internationales ayant trait à la parodontologie et à l’implantologie et s’est particulièrement investi dans l’évaluation de l’impact des maladies parodontales sur la santé générale. 

Olivier Huck : Cette étude porte une attention particulière à la gingivite et à sa prise en charge, cela représentant une action de prévention forte, contrairement à un grand nombre d’études qui, elles, s’intéressaient directement aux parodontites. Pouvez-vous expliquer comment les différents modèles/scénarios ont été générés ?

Philippe Bouchard : L’approche est typiquement économique et repose sur les probabilités conditionnelles. Une probabilité conditionnelle est la probabilité d’un événement, sachant qu’un autre événement a eu lieu. Le traitement des parodontites peut être résumé en quatre étapes qui, si on les résume simplement, sont les suivantes : (1) contrôle de plaque individuel et contrôle des facteurs de risque ; (2) contrôle de plaque professionnel ; (3) traitement chirurgical des lésions résiduelles ; (4) soins de suivi parodontal combinant les soins prodigués lors des étapes 1 et 2. Nous avons travaillé sur les probabilités de passer d’une étape à une autre. Ensuite, les scénarios suivants ont été modélisés : (1) traitement habituel ; (2) réduction de la gingivite ; (3) élimination de la gingivite ; (4) non-traitement de la parodontite ; (5) traitement de la parodontite. Chaque scénario a été évalué du point de vue des coûts dans 6 pays par 17 experts et analysé par les économistes de la revue qui fait référence en termes de sérieux. J’ai demandé, pour la France, à Stéphane Kerner de m’aider pour les coûts afin qu’ils soient justement évalués car il travaille à la fois à l’hôpital et en cabinet privé. Son aide a été précieuse et je l’en remercie vivement ici. Au bout du compte, le scénario 3 présentait le meilleur coût-efficacité.

O. H. : À la lecture de cette analyse, un point retient tout particulièrement notre attention. Malgré les actions ou la sensibilisation qui a pu être faite au cours des dernières années par les pouvoirs publics (notamment auprès de publics particuliers : jeunes, femmes enceintes, seniors…), les professionnels ou encore via les acteurs industriels, la prévalence des pathologies parodontales n’a pas évolué au cours des dix dernières années.
S’il est clair que des données nationales et internationales sont manquantes, il convient tout de même de s’interroger sur l’efficacité des actions entreprises. Quelle est votre analyse ?

Ph. B. : Les maladies parodontales les plus communes – gingivite liée à la plaque et parodontite – sont multifactorielles. Cela implique une approche holistique de la prévention. On ne peut pas se contenter d’un slogan comme « brossez vos dents », même si c’est un prérequis à une ébauche de santé orale. On lutte aussi contre les maladies parodontales en développant des campagnes anti-tabac, des recommandations sur l’alimentation, ou en diffusant de l’information visant à prévenir le diabète. Cette approche épidémiologique de la prévention des maladies est la clé de la santé en général, et donc de la santé orale en particulier. La bouche, rappelons-le, n’est pas un lieu clos du corps humain, mais une porte d’échange de ce dernier avec le monde extérieur. Une étude du National Health Service (NHS) au Royaume-Uni en 2011 indique clairement l’effet limité des politiques de santé sur la prévalence des parodontites. Cette dernière est de 45 %, alors qu’une majorité de sujets de l’étude ont des contrôles dentaires réguliers, se brossent les dents 2 fois par jour ou plus et utilisent une pâte dentifrice fluorée. L’examen attentif des données montre que 52 % des sujets sont fumeurs, que leur alimentation est trop riche en sucre (nous savons maintenant que le sucre peut être pro-inflammatoire) et qu’une présence de plaque est toujours visible après brossage. Je partage donc l’opinion de Steel et coll. qui, en 2015, écrivaient dans le Journal of Dental Research : « Les actions en amont portant sur les risques, les croyances, les comportements et l’environnement de vie sont probablement aussi importantes qu’un accès économiquement abordable à un traitement professionnel. » Mais les deux actions sont liées : prévention et traitement. Dans la publication qui nous occupe, nous nous sommes intéressés au second volet.

O. H. : Les données concernant les liens entre maladies parodontales et pathologies systémiques sont de plus en plus nombreuses. Cependant, leur prise en compte dans la prise en charge médicale des patients peut, dans certains cas, être négligée. Quelles seraient les potentielles stratégies pour renforcer leur prise en charge et développer les relations avec les différentes spécialités médicales ? Quel pourrait être le rôle des associations de patient notamment ?

Ph.B. : Il ne faut pas aller trop vite en besogne et placer la causalité au centre d’une hypothétique relation entre maladies parodontales et autres maladies. Le niveau de preuve est assez important en ce qui concerne le diabète. Un essai clinique randomisé de bonne puissance a récemment montré une réduction du taux d’hémoglobine glyquée de 0,6 %, c’est-à-dire sensiblement identique à une activité physique régulière, en comparant des patients parodontaux correctement traités et des patients insuffisamment traités (D’aiuto et al. 2018). Cependant, se brosser les dents ne prévient sans doute pas la formation de plaques d’athérome, bien qu’il ne soit pas à exclure que l’on puisse réduire le risque de rupture de cette plaque, et donc diminuer le risque d’événement cardiovasculaire. De même, l’association entre parodontite et maladie de Crohn via le microbiote reste à démontrer. On pourrait citer les associations à l’envie, mais association n’est pas causalité. Les stratégies « d’alliance » avec nos amis médecins ne peuvent s’appuyer que sur des données probantes que nous attendons tous. Les politiques de santé doivent reposer sur la preuve scientifique et non l’inverse. En matière de politique de santé, les associations de patients sont de puissants leviers qu’il convient d’impliquer à bon escient, sous peine de perdre la crédibilité scientifique indispensable à la pérennité des actions de prévention. En résumé, œuvrons pour une meilleure santé orale mais ne racontons pas n’importe quoi en prenant la littérature scientifique en otage de notre désir de médicaliser notre profession.

O. H. : Sujet récurrent depuis plusieurs années, ou décennies, la présence d’hygiéniste en France ne permettrait-elle pas d’optimiser la prise en charge et, surtout, la détection précoce de certaines pathologies ? Cette profession existe dans de nombreux pays européens, peut-on en tirer des conclusions ?

Ph. B. : Au risque de déplaire, la profession d’hygiéniste sert plus la profession de chirurgien-dentiste en leur libérant un temps thérapeutique qu’elle ne réduit la prévalence des maladies orales. Aucune étude, à ma connaissance, n’indique une diminution de la prévalence des parodontites ou des caries dentaires dans les pays qui disposent d’un corps d’hygiénistes. Il est donc clair que l’intérêt de notre profession est de favoriser leur développement, en particulier à l’heure où les chirurgiens-dentistes exerçant en cabinet de groupe sont de plus en plus nombreux.

O. H. : Toujours dans le contexte international de l’analyse, la parodontologie est reconnue comme une spécialité dans de nombreux pays. Une évolution identique en France ne permettait-elle pas d’améliorer la prise en charge des patients et, également, de développer des réseaux et parcours de soins bien identifiés ?

Ph. B. : Dans les pays industrialisés, la prévalence des parodontites sévères est globalement inférieure à 8 % et la nécessité de chirurgies de reconstruction osseuse préimplantaires est maintenant plus réduite en raison de la fiabilité des implants courts. Les autres types de parodontite et la pose simple d’implants dentaires sont de la compétence de tout chirurgien-dentiste. Ainsi, il est clair que nous avons besoin de professionnels dont la compétence est sanctionnée par l’exigence d’une spécialité, mais en nombre limité. En Europe comme aux États-Unis, celle-ci est de trois ans temps plein. Les autres types de formations appartiennent à la formation continue et ne peuvent délivrer l’équivalence d’une spécialité.

Points clés

  • La prévalence des parodontites n’a pas évolué en 10 ans.
  • La mise en place de politiques globales de prise en charge des pathologies parodontales est aussi importante que les actions menées à l’échelle individuelle.
  • L’analyse des coûts met en évidence un intérêt pour une amélioration de la prévention et de la prise en charge des parodontites sur le plan socio-économique.

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