Quand le fauteuil dentaire devient un divan pour parler

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  • Publié le . Paru dans L'Information Dentaire (page 46-48)
Information dentaire

Vingt-trois secondes : c’est en moyenne le temps de parole du patient avant que le médecin ne l’interrompe pour diriger l’entretien*. Les plannings des cabinets dentaires sont souvent surchargés. Le chirurgien-dentiste doit non seulement honorer ses rendez-vous programmés, mais aussi les urgences ; il est souvent débordé et manque de temps. Aussi, lorsqu’un patient se présente au cabinet pour évoquer son mal-être sans aucun lien avec son état bucco-dentaire, c’est autant de temps en moins pour soigner ceux qui en ont le plus besoin. Pour autant, le chirurgien-dentiste a un rôle social, un devoir d’écoute, notamment auprès des patients esseulés, ceux qui souffrent et trouvent en leur praticien une confiance et une écoute attentive, bienveillante et humaine, car l’attitude du chirurgien-dentiste vis-à-vis de son patient a un impact sur sa santé. * Anne Revah-Levy, Laurence Verneuil. Docteur, écoutez ! Pour soigner, il faut écouter. Ed Albin Michel : mars 2016.

Situation

Monsieur P présente une excellente hygiène bucco-dentaire. Pourtant, il a pris l’habitude d’appeler mon cabinet tous les mois pour exiger une consultation alors que son état ne nécessite aucun soin oral.
Une fois installé sur le fauteuil, il me raconte… sa vie ! Ses goûts, ses envies, ses déconvenues, ses angoisses, les difficultés de son parcours professionnel.
Si, lors des premiers rendez-vous, je lui ai montré un intérêt pour le soutenir moralement, je suis aujourd’hui décontenancé par le nombre de ses visites à mon cabinet.
J’ai tenté de le raisonner pour espacer nos rendez-vous, sans succès car il prétexte toujours un besoin de me consulter pour un examen en bouche.
Dois-je refuser de le recevoir puisqu’il n’a pas besoin de soins dentaires ? Puis-je l’orienter vers un psy(-chologue/chiatre/chanalyste) car il ressent un besoin de parler… mais surtout
de me parler ?

Mon métier exige une écoute attentive de mes patients ; devrais-je continuer à le recevoir pour lui apporter de l’attention, à défaut de soin ?

Réflexions du Docteur Claudine Wulfman

Maître de conférences des Universités – Praticien hospitalier
Faculté de chirurgie dentaire Paris Descartes – SSERD de l’Hôpital Henri Mondor – Créteil

Pour la majorité des patients, la consultation dentaire est un passage obligé pour la conservation de la santé bucco-dentaire, plutôt agréable si la relation avec le praticien est fondée sur la confiance ou, au contraire, un moment redouté. Pourtant, nous rencontrons des patients qui consultent fréquemment sans raison apparente. Si le cas évoqué d’un patient à la santé bucco-dentaire parfaite est assez rare, ces situations sont plus fréquentes pour des patients âgés ou isolés. Ils consultent tout d’abord pour des soins ou la réalisation de prothèses, puis prolongent le traitement car ils ont pris goût aux rendez-vous hebdomadaires avec un professionnel empathique et bienveillant. Le praticien est alors confronté à un dilemme. S’il identifie le service humain qu’il rend à une personne isolée en lui prêtant son attention, il sait que cet exercice dépasse le cadre de la santé bucco-dentaire. Deux questions se posent alors. Comment intégrer ces séances sans soin à un planning de rendez-vous déjà chargé ? Ne vaudrait-il pas mieux, dans l’intérêt du patient, l’orienter vers un professionnel ?
L’isolement représente une situation à risque qui peut mener à des états dépressifs pour lesquels les chirurgiens-dentistes ne sont pas formés. Même en cas de suspicion forte de dépression, il est très difficile d’orienter les patients vers des psy (-chologues/chiatres/chanalystes) car la réaction est souvent violente. D’un coup, la relation de confiance peut être détruite. Il est plus facile d’adresser d’abord vers le médecin traitant qui connaît bien le patient et pourra l’orienter s’il le juge nécessaire. Néanmoins, le message du praticien peut concourir à une prise de conscience de la part du patient, même plusieurs mois plus tard.

La prise en compte de l’état psychologique du patient participe de notre décision thérapeutique, particulièrement lorsque des restaurations prothétiques d’envergure sont envisagées. Changer l’esthétique, améliorer l’occlusion pour un plus grand confort fonctionnel sont des demandes quotidiennes au cabinet dentaire. Pourtant, chez certains patients, un tel changement peut provoquer un déséquilibre dans l’image de soi, le soin devient alors préjudiciable parce que le patient n’était pas prêt. Sans parler des situations pathologiques telles que la dysmorphophobie, les traitements importants comme la réalisation d’une prothèse complète qui nécessitent un investissement physique de la part du patient, requièrent un bon équilibre psychologique.

L’information sincère au patient permet d’exposer les limites de notre exercice. Il peut entendre le message que la progression des soins est limitée par son état psychique, et aussi que la consultation dentaire telle que définie par la nomenclature ne correspond pas à un suivi psychologique global.

Réflexions de Marie-Noëlle Teynier

Psychologue Clinicienne Expert près la Cour d’Appel de Versailles

Qu’entend-on par relation au patient ? Ne s’agit-il, entre le soignant et celui qui le consulte, que de ce qui a trait à l’acte médical ? Le praticien sait l’importance de la dimension interpersonnelle des échanges au-delà du motif de la consultation. Une attention concertée au vécu singulier du patient concourt à son mieux-être et à une amélioration des résultats cliniques. Comment ne pas seulement soigner une bouche, mais aussi entendre les paroles qui en sortent ? Et comment trouver le juste équilibre entre exigences d’un planning surchargé et disponibilité ?
Chose assez inhabituelle, votre patient insiste pour maintenir une relation régulière et de longue durée avec son chirurgien-dentiste, alors que, de fait, les médecins généralistes, les psychiatres ou psychologues côtoient fréquemment l’intimité affective de leurs patients. Quoi qu’il en soit, le soin du corps suscite peu ou prou une demande de soin du psychisme. La bouche, sphère de l’intime par excellence, n’y échappe pas. En outre, l’objectivation scientifique et la spécialisation actuelles du médical entraînent la disparition d’un référent pour le patient, autrefois passif et soumis à un paternalisme médical certes critiquable mais bien identifiable, et à présent plus perçu comme un consommateur de soins en attente d’une décision thérapeutique, et potentiellement procédurier. Or, la Loi du 4 mars 2002** ignore les possibles impacts de la maladie ou de la rencontre avec le monde médical sur le psychisme du patient.
La réponse à la question posée dépend à la fois de la personnalité du patient et de celle du praticien.
Plusieurs raisons, qu’il peut d’ailleurs ignorer, peuvent expliquer pourquoi ce patient adresse cette demande inattendue de rendez-vous mensuels.
Dans toute situation de rencontre entre deux personnes, mais plus encore dans le colloque singulier entre un soignant et un patient, advient ce que la psychanalyse appelle le « transfert », qui désigne les mouvements affectifs à l’égard du thérapeute réactualisant la plupart du temps des réminiscences de situations passées ou infantiles.
Il convient d’abord d’essayer d’identifier de quoi témoigne cette insistance à consulter le praticien.
Le besoin du patient de nouer ce lien est-il apparu en amont des soins dentaires prodigués ? Aurait-il cherché de la sorte à contenir son angoisse et, d’une certaine manière, à maîtriser la relation qui s’instaurait entre lui et le praticien ? A-t-il alors perçu que ce dernier était en mesure de l’accueillir, d’être attentif à lui et capable de le supporter – être un support et le tolérer ?
Derrière cette sollicitation de rendez-vous, le praticien perçoit-il de la solitude, une détresse chez le patient qui exprime une plainte et désire être écouté ?
On ne peut pas définir de modèle de relation thérapeutique. Chaque situation est particulière et nous invite à rester inventif. Néanmoins, ce sont les questions éthiques qui aident à construire son cadre de travail. Autrement dit, à d’abord définir les objectifs de travail, ensuite à connaître les limites actuelles de ses compétences ; enfin, parce que la technicité de la chirurgie dentaire qui exige une certaine distanciation de la relation au patient durant l’acte opératoire est certainement liée au choix de ce métier, il faudrait évaluer avec justesse son appétence à faire preuve de qualités relationnelles.
Le récit « narratif », au sens qu’en donne Paul Ricoeur***, adressé au soignant permet au patient d’exprimer les expériences qu’il traverse et de leur donner du sens. Il possède des vertus transformatrices lui permettant d’y réfléchir et de mobiliser ses aptitudes et ressources propres. En ouvrant un espace de soin distinct de celui de l’acte médical stricto sensu, par la qualité de son écoute, une attention particulière, une certaine empathie, le praticien pourrait d’abord essayer de l’aider à identifier ses besoins.
Néanmoins, le praticien doit garder en mémoire qu’il demeure le maître du cadre de son travail. Le salon du coiffeur est le lieu des confidences, mais chez celui-ci, elles se livrent à l’avenant. En qualité de soignant, s’il perçoit une trop grande charge affective et émotionnelle ou une douleur qu’il n’est pas en mesure de contenir faute d’une formation suffisante, ou parce que ses représentations de la souffrance psychique ou de la maladie mentale, conscientes ou inconscientes, affectent ses capacités à y faire face, ou encore si les exigences du patient l’accaparent trop hors de sa sphère de compétences, il lui appartient de s’appuyer sur la confiance que le patient lui a accordée, de l’informer et de l’orienter vers un professionnel du soin psychique ou une institution adaptée et, si possible avec son assentiment, de l’aider à s’approprier une autre démarche thérapeutique.
Chaque situation d’interaction avec un patient est inédite et peut se révéler source d’étonnement.
Elle amène à sans cesse questionner ses référentiels de pensée pour mieux l’appréhender, à instaurer un dialogue avec le patient, avec ses confrères et d’autres professionnels de santé pour édifier un cadre de prise en charge ajusté aux besoins de tous.
** Loi n° 20002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé. JORF du 5 mars 2002 page 4118.
*** Ricœur P. (1990). Soi-même comme un autre. Paris, PUF.

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