Estocades et toquades d’un Saint-Georges Mathieu
Le flamboyant Mathieu pouvait-il rester coincé ad vitam aeternam dans l’enfer de l’oubli ? Voilà qu’il rejaillit enfin, et de nouveau éclabousse de son talent les murs de la Monnaie de Paris qu’il a si bien servie : chacun ou presque se souvient en avoir tenu une parcelle sous la forme de cette mythique pièce de 10 francs qui a marqué la fin des Trente Glorieuses. Le personnage de démiurge allumé, qu’à la manière de Dalí il s’était créé, pouvait déplaire, avec ses marottes monarchistes, ses poses de dandy Connétable de l’Art après Barbey d’Aurevilly, ses fulminations crachées du bout de ses moustaches de chat-tigre hérissé. Mais sa peinture reste une comète des plus brillante dans le ciel du XXe siècle en France.
Ses détracteurs ont beau n’avoir voulu voir que l’imprécateur vieille France en décalage avec son temps, Mathieu est sans doute l’un de ceux qui en ont le mieux saisi l’esprit. Notamment une certaine vision de la modernité que voulait avoir, et diffuser, un pays alors lancé dans les grands chantiers urbanistiques, ferroviaires, aéroportuaires, satellitaires. Un temps de la vitesse et des réseaux qui, entre fouillis visible de câbles, invisibles faisceaux d’ondes et connexions tant numériques que neuronales, redessinaient la face du monde. En traits nerveux et sûrs, Mathieu inscrivait sur ses toiles ou frappait dans le métal à la fois la forte matérialité des infrastructures et les ubiquités instantanées qu’elles apportaient.
Cette marche rapide et décidée vers le progrès technique et la production industrielle, on sentait qu’il l’incarnait parce qu’il la portait en lui et l’appliquait à sa pratique artistique. L’énergie frénétique de sa main fusionnait avec celle de ces centrales, plateformes de forage, tours de contrôle, grues, échafaudages et architectures conquérantes qui jour et nuit dévoraient l’espace et donc, avec la même insatiabilité, celui de ses toiles. Son hubris tout aussi effrénée pouvait l’amener, à travers ces créations, à se sentir l’ingénieur des temps nouveaux, le Vinci d’un moderne François 1er, le Vauban d’un néo Roi-Soleil.
La fierté hexagonale s’est reconnue dans ces géométries orgueilleuses croisant futuristes rayons laser et rayons d’or Grand Siècle. On a applaudi uniment le monogramme royal de la Manufacture de Sèvres et les affiches d’Air France, le logo d’Antenne 2 et le trophée des 7 d’or : il s’agissait toujours de rayonnement, et on lui savait gré de son génie de la synthèse qui connectait avec tant de panache les fastes du passé aux gloires du présent. Lui-même surfait sur cette reconnaissance, surjouant dans les médias son rôle d’artiste messianique terrasseur d’informes dragons surgis de partout pour mener l’art à sa perte et au néant. Aux yeux de tous, l’homme et l’œuvre relevaient du phénomène. Il avait tout fait pour ça, en se mettant en scène dès les années 40 par la pratique d’une peinture gestuelle très spectaculaire qui l’inscrivait en tête de l’abstractionnisme abstrait international et le rapprochait du dripping et de l’Action painting de Pollock, avant qu’il ne fasse cavalier seul en inventant une Abstraction lyrique voulue plus « à la française » et performée en public.
L’Amérique, qui l’encensait, blessée de cette morgue chauvine prétendant s’appuyer sur des références historiques très loin de sa culture, dénonça alors une théâtralité bouffonne inspirée par la rage de se donner en spectacle, indigne parodie de son Action painting. Elle lui reprocha aussi de traiter en recordman et showman la vitesse d’exécution de ses toiles, de traduire en somme performance par exploit. On peut d’ailleurs se demander si Mathieu, qui dans une généalogie ombreuse pensait descendre de Godefroy de Bouillon, et pétri d’héroïques gestes médiévales au point d’en faire les titres farfelus de ses tableaux, n’avait pas en tête quelque fantasque idée de prendre cette notion d’exploit au sens du haut fait d’armes et de bravoure que lui donne le « merveilleux épique » des chansons de geste. Action d’éclat répondant à Action painting, c’est peut-être ainsi qu’il faudrait lire le film entrecoupant sa performance de 1954, qui le voit jouer en costume une évocation potache de la bataille de Bouvines où, intrépide conquérant, il brandit dague, lance et drapeau sur la page blanche de la plaine vide.
Prestige de la geste, beauté du geste
Dans ses écrits comme dans ses multiples performances publiques (bien illustrées ici dans des vidéos à ne pas rater), Mathieu a revendiqué le terme de peinture-spectacle. Pour lui, il s’agit de montrer l’art en train de s’accomplir, sous la direction d’un artiste payant de sa personne, comme tout acteur de scène. Se fixant le défi de réussir sa toile en un temps limité (4 secondes à 2 heures), il prend le risque d’échouer sous le regard des spectateurs. Risque, vitesse et mouvement sont donc les maîtres-mots de l’exercice, le geste se devant d’être rapide et sûr face à d’immenses surfaces exigeant une vélocité hors du commun. Muni de longs pinceaux trempés au vol, il y excelle, se montrant sportif de haut niveau autant qu’audacieux chorégraphe dans un jeu de voltes et de piqués dont la virtuosité surpasse les happenings en vogue.
Sa façon d’observer d’un œil tactique la toile avant de l’attaquer dans un brusque élan, d’en découdre avec elle au terme d’assauts sans relâche et au mépris, ou à la faveur, des glissades dans les giclures, tout évoque la joute vitale et sans merci du paladin ou du samouraï, dont d’ailleurs il endosse les costumes selon la partie du monde où il se trouve. Le malheur est qu’une fois revêtu de celui d’académicien en 1975, il en tire trop l’épée à tout instant et contre tout, en preux pourfendeur de la médiocrité pense-t-il, en anachronique condottiere de la réaction estime-t-on, et c’est la fâcheuse trace qu’il laisse dans les mémoires. Mais sur la toile, son tracé reste éblouissant.
Langage abstrait, si l’on veut, et sa vraie gloire aura été de défendre les couleurs de l’abstraction en les pressant à même le tube avec une énergie enthousiasmant les plus éloignés de cet art. Mais langage éloquent, lisible par tous, qui à la fois régénère le « grand genre » de la peinture d’histoire en actualisant des motifs tirés de vitraux et joyaux, sceaux et sequins, festons et girandoles, et fond dans son creuset un orient d’arabesques, un Extrême-Orient d’idéogrammes – « enfin un calligraphe occidental », s’écriait Malraux. Certains n’y voient toujours qu’une abstraction dévoyée et un art incurablement décoratif. Une jeune génération de graffeurs, en revanche, reconnaît un des siens dans ce performer virevoltant inventeur du signe-signature et lui rend hommage en fin d’exposition. Dans tous les cas, la cote de Mathieu rebondit comme jamais et, c’est justice, redore sa médaille.
Un Grand Palais gonflé à bloc
Avant le bol d’air des vacances, le Grand Palais propose une foule d’inspirations artistiques, animées d’un souffle onirique et d’un vent de poésie. Avec Euphoria, événement mondial de l’art gonflable, des installations ludiques signées de créateurs de renom entraînent le visiteur de surprises en expérimentations interactives au fil d’un parcours qui joue avec l’air sous toutes ses formes. Sous la voûte de la nef, les immenses globes argentés de Gran Resonance (Hyperstudio) donnent le tempo ; inspirés du pendule de Newton, ils oscillent en multipliant les reflets et produisant comme de juste la musique des sphères. En dessous, les 22 balançoires d’Agosto invitent à vivre en suspension la magie céleste de la Nuit de San Lorenzo et à confier ses vœux à son étoile et au cosmos. L’infini de cet espace s’explore dans Hyperstellar à travers ses jeux hypnotiques de balles entre ciel et terre et ses projections sur un écran 360° de vues macroscopiques de bulles d’air et gouttes d’eau en explosion, aux origines du vivant. On y plonge littéralement en entrant dans la cage de verre d’Invisible Ballet, vortex vraiment décoiffant de particules en mouvement créé par une nuée de ballons fous. On en affronte d’autres, cette fois chez Martin Creed, pour se frayer un chemin invisible dans l’espace qui les contraint et qu’ils saturent par centaines. Ryan Gander pose sur les siens des questions absurdes auxquelles néanmoins chacun peut trouver du sens en organisant leur dialogue. Les cœurs aussi se rencontrent et, par capteur interposé, on peut chez Rafael Lozano-Hammer illuminer une voûte d’ampoules par ses propres pulsations, suivies de ceux des autres. Un cycle éternel que Aa Murakami image par les graciles bulles tombant comme des pétales d’un arbre pour libérer au contact du sol une brume éphémère. Fugaces et belles aussi les images que l’on peut créer en jouant des poches d’encres colorées flottant sous la surface souple des tables lumineuses de Karina Smigla-Bobinski. Tout en rondeurs de caoutchouc et tons acidulés, le labyrinthe de Camille Walala enfin se veut gonflé d’une joie offerte à ses hôtes.
« Grand Palais d’été » : une nouveauté couleur Brésil
Créée cette année, cette initiative estivale met tous les arts à l’honneur jusqu’en août et s’inaugure en fanfare sous le signe de la saison Brésil-France. En prélude au Grand bal BrasilBrésil qui s’y tiendra le 5 juillet, la vaste nef accueille dès à présent l’installation monumentale Nosso Barco Tambor Terra d’Ernesto Neto, véritable « chant de la Terre » plein de senteurs et de sons qui s’élève avec une grâce aérienne pour célébrer, par un embarquement musical et sensoriel sous sa voûte, notre rapport vital à la forêt-mère. Dans les galeries qui la surplombent, sous le nom Horizontes, se déploient de grands formats d’artistes brésiliens, dont de chatoyantes compositions de la jeune Agrade Camiz.
Commentaires