10e art – Les gamers ne sont plus des gamins

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  • Publié le . Paru dans L'Information Dentaire (page 130-131)
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L’art de gagner en terrain miné. Il a surgi de nulle part, déjoué tous les obstacles, jeté sa jeunesse dans la bataille et joué de son soutien total à l’économie numérique.
Si le jeu vidéo (what else ?…) a marché si vite vers le succès, c’est que d’emblée il promettait de satisfaire en nous un besoin primaire : se montrer le plus fort et ratatiner l’adversaire. Succédané des joutes elles-mêmes ersatz des guerres, ce combat au format de poche s’est emparé de nos moindres instants de loisir, transformant en tireur fou le plus pacifique usager des transports en commun. C’est d’ailleurs là que s’est révélé son atout maître : vaincre l’ennui. Dans la routine du trajet domicile-travail, comment s’évader du train-train ? La solution est apparue, éblouissante, au début des années 70, alors que les passagers désœuvrés s’évertuaient à trouver des usages ludiques à leur calculette. Partout, de petits programmes informatiques nés plus du hasard que de la nécessité ont soudain trouvé leur finalité : permettre de jouer, partout ! Une révolution, dans les us comme dans l’industrie. Malgré de vives critiques sur ses effets accaparants, intoxicants, désensibilisants, décérébrants, la partie était gagnée. Mais de l’enfance à la maturité, le parcours du jeu vidéo n’a pas manqué de crises d’adolescence, de zones d’ombre et de sorties de piste plus ou moins évitées de justesse.

Tuer le temps, pour commencer… À l’âge de silice du numérique, rien encore de très inquiétant, ni de très bluffant d’ailleurs. Les jeux primitifs comme le mythique Pong (1972), ancêtre de l’e-sport, ont l’équanimité d’un tournoi entre gentlemen. Ils défient l’adresse du joueur, sa sagacité ou sa réactivité dans les jeux de tirs, et les récompensent. Très vite, flatter la vanité se révèle moins payant qu’encourager les bas instincts, en bref le penchant naturel pour la baston, résumé par le shoot them up (abattez-les tous) de Space Invaders en 1978. Dopée par le succès planétaire du genre, par l’évolution fulgurante des technologies et surtout par l’interactivité, la conception des jeux s’enrichit de scénarios toujours plus élaborés, de missions plus stratégiques, d’adversaires plus nombreux et d’environnements plus fluides et détaillés. Dès lors, la pratique du jeu vidéo change de nature. Le simple passe-temps devient passion chronophage, puis totale addiction qui ne connaît plus ni jours ni nuits. L’apparition des bornes et des salles d’arcades, des consoles de salon et des portables, l’avènement des réseaux numériques, les progrès de la réalité virtuelle et la dimension de spectacle complet atteinte par certains jeux font perdre les pédales aux joueurs et les manettes aux analystes. D’autant que le monde où vivent ceux qui se déréalisent s’emplit d’une violence inouïe, sans limite. On ne bat plus un adversaire, on le scie, on le hache, on le démantibule, on l’explose. Les bolides écrasent les piétons pour gagner des points, l’hémoglobine est une pluie de jouvence. Défouloir, grand-guignol pour rire, second degré, répondent les mordus aux politiques qui s’émeuvent ; d’ailleurs tout cela existe déjà dans les films et même dans la réalité : les guerres, les attentats, le massacre de Columbine… alors, qui prend modèle et qui modélise ? C’est vrai, et ce serpent qui se mord la queue, ce cercle vicieux de la surenchère banalise la violence décomplexée. Pire, le remplacement du gore trop explicite par une terreur diffuse s’avère pernicieux : un enfant de six ans exercé à supprimer l’obstacle avec la froideur d’un G.I. n’hésite pas à « terminer » un écolier pas comme les autres.

Le cercle vertueux des serious games. C’est par l’éducation, justement, que le jeu vidéo a vaincu nombre d’opposants – et quelques-uns de ses démons. Hybride et protéiforme par nature, il a conquis les secteurs du travail et de l’apprentissage, après ceux du loisir et avec les mêmes techniques. Le serious game, production à visée éducative ou de santé, n’a pas le divertissement pour objectif, mais ses mécanismes vidéoludiques, comme le score et l’obtention de trophées, peuvent remotiver un élève qui décroche, aider un fumeur à s’arrêter, inciter un consommateur à modifier ses habitudes ou le sensibiliser à des enjeux environnementaux. Le truc est vieux comme Charlemagne, mais la nouveauté de ces bons points numériques est de mêler, assez efficacement, l’absence de sérieux au sérieux, la distraction au cours qui la punissait jadis. De plus en plus s’estompe, au passage, la différence générationnelle entre les occasionnels du jeu vidéo et leurs enfants déjà connectés à un monde globalement ludique.

Une autre société du spectacle. Paysage, décor ou mouvement, tout ce qui attire ou séduit l’œil est spectacle, surtout lorsque, à l’action et au suspense, s’associent l’esthétique et l’émotion. Le cinéma l’a bien compris, mais pour l’instant le spectateur ne prend pas les commandes du film. Dans le jeu vidéo au contraire, interaction oblige, le joueur se fait son propre cinéma sur la base d’un scénario laissant des latitudes. La 3D, la captation de mouvement (motion capture) et les casques de réalité virtuelle permettent aujourd’hui de jouer sans manette, avec tout le corps, en immersion totale dans l’univers du jeu. Ce nouvel étage de la fusée est irrésistible. Certes, il y aura toujours des jeux cantonnés au plaisir basique de canarder des Angry Birds crétins, mais on peut leur préférer des fictions historicisées avec soin et d’un somptueux rendu (Assassin’s Creed par exemple) où le joueur est partie prenante d’une action à rebondissements. Envers de ce décor au réalisme si séduisant : une porte toujours plus ouverte à l’escapisme, à la désocialisation volontaire. Soit, du côté obscur, pour régler des comptes dans des jeux d’imitation barbares – si insidieux, on le sait, qu’ils rendent problématique le retour au monde civilisé. Soit pour tourner le dos à une vie trop peu spectaculaire au profit d’une autre, plus belle, ailleurs. Rien de neuf depuis Emma Bovary, mais un grand jeu faustien diablement tentant, parfois, un soir de grève des transports…

Jouez-les tous ! Rafraîchissez votre mémoire : ils sont tous là, à l’Espace Fondation EDF, sur trois niveaux où se révèlent toute l’histoire du jeu vidéo et son actualité immédiate. Du prototype « Brown Box » devenu Odyssey, aux NES, Game Boy, PlayStation, lDreamcast, Xbox, DS, etc., toutes les consoles – avec leurs manettes et joysticks – sortent des placards à la grande émotion du public, ravi d’échanger entre générations les souvenirs que ravivent ces supports et leurs jeux non moins mythiques : Pong, Tetris, Super Mario, Doom, Mortal Kombat, Tomb Raider, SimCity, Gran Turismo, Final Fantasy, Myst, Zelda… Pas de frustration à craindre, puisqu’on peut jouer sur place à OXO, Tennis for two, Spacewear ou Ping-Pong, remonter le temps à bord et au volant d’une authentique borne Deluxe OutRun (du jamais vu pour les plus jeunes) ou danser sur la piste interactive de Dance dance Revolution.

Jeux de regards. La scénographie, très dynamique, s’ouvre sur les pratiques actuelles : des jeux vidéo qui se regardent autant qu’ils se jouent (comme le splendide A Thief’s End, sur grand écran), d’impressionnantes simulations de football des e-sportifs, et des Let’s Play, parties commentées par les youtubeurs, plutôt stimulantes. Comment en est-on arrivé là ? C’est ce que raconte un parcours très clair quoique riche et plein d’anecdotes, qui remonte par étapes technologiques jusqu’aux années 50, croisant en route grands créateurs de jeux et ingénieurs visionnaires. Le contraste entre les premiers bidouillages et les chiffres actuels de l’industrie vidéoludique, tout comme les commentaires vintages et décalés de stars des JT, font autant sourire que réfléchir. C’est bien le but de cette exposition, capable de séduire joueurs et non-joueurs. Le jeu vidéo compte de grands artistes et leurs créations en témoignent, comme l’extraordinaire Eagle Flight, libre plongée aérienne (avec casque) dans un Paris regagné par une nature exubérante. Reste à convaincre ceux pour qui le ludique ne peut pas être artistique, ou pour qui l’art n’est pas un jeu d’enfant. Un dernier niveau à débloquer ?

À voir :
Game – Le jeu vidéo à travers le temps – Espace Fondation EDF, 6 rue Récamier Paris 7e Jusqu’au 27 août

À LIRE : sous le même titre, le catalogue multifacettes du spécialiste Jean Zeid, commissaire de l’exposition (240 pages).

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